Janvier 2011

Pascale Pellerin, Les Philosophes des Lumières dans la France des années noires : Voltaire, Montesquieu, Diderot, Rousseau, 1940-1944, Paris, L’Harmattan, 2009, 232 pages Myrtille Méricam-Bourdet

Pascale Pellerin, Les Philosophes des Lumières dans la France des années noires : Voltaire, Montesquieu, Diderot, Rousseau, 1940-1944, Paris, L’Harmattan, 2009, 232 pages.

Située à la croisée des champs de l’histoire et de la littérature, cette étude de réception des principaux philosophes des Lumières en France durant l’Occupation intéressera aussi bien les historiens que les littéraires. Suite logique des précédents travaux de Pascale Pellerin sur la réception des Lumières, l’ouvrage est aussi né, comme le revendique son auteur en introduction et en conclusion, d’une volonté d’explorer des motifs interprétatifs qui ont nourri sa mythologie familiale. Si l’essai éclaire de façon probante des interprétations qu’on ne soupçonnait pas si complexes, il porte aussi la marque d’une certaine spontanéité d’écriture et aurait gagné en s’astreignant à une plus grande rigueur.

Avant d’aborder la réception proprement dite des philosophes des Lumières, les deux premiers chapitres dressent un rapide panorama des forces politiques en présence à partir de l’Occupation nazie – montrant ainsi que le clivage entre droite et gauche fut aussi bien celui de la collaboration que celui de la résistance – et de la situation intellectuelle et éditoriale sous l’Occupation. Les chapitres suivants alternent ou croisent notices monographiques successives sur les philosophes (chap. 3), lecture des interprétations de chaque camp (chap. 4 et 5), et analyses thématiques autour de la question juive, de la Révolution et de l’Europe (chap. 6 à 8). Les différents chapitres détaillent l’utilisation qu’ont donnée des écrivains des Lumières les intellectuels de l’époque pour soutenir l’Occupation et la Collaboration, ou au contraire pour appeler à la résistance. Apparaissent ainsi non seulement des conflits entre les deux camps, mais aussi des divergences au sein même du camp collaborationniste, qui recoupent souvent l’opposition entre droite et gauche. Au-delà du choix fait face à l’Occupation, les sensibilités politiques et les traditions interprétatives informent donc la réception qui est faite des philosophes des Lumières. Néanmoins, le plan choisi conduit à beaucoup de redites qui nuisent à la clarté des propos et des conclusions. Quant à la démonstration de détail, elle manque souvent de rigueur dans sa construction, et de précision dans certaines de ses références. On regrettera également que la bibliographie finale ne reprenne pas la totalité des références citées, ni ne présente les éditions des philosophes des Lumières publiées à l’époque.

Des quatre philosophes étudiés, Montesquieu est celui dont l’œuvre suscite le moins de commentaires entre 1940 et 1944, et dont la plus grande partie est le fait de ceux qui ont choisi de collaborer. Bien éloigné des tourments révolutionnaires de la fin du xviiie siècle sur lesquels se partagent les opinions, Montesquieu offre l’image d’un conservateur en marge des affres de la politique. Bien qu’il cristallise moins les oppositions que Voltaire ou surtout Rousseau, Montesquieu a comme tous les autres vu sa pensée récupérée et déformée par les lectures les plus partielles et les plus partiales, en particulier du côté des collaborateurs. On retiendra en particulier l’utilisation de ses « Carnets » (en fait ce que nous connaissons sous le titre de Pensées) – partiellement publiés par Grasset en 1941 – pour mettre en doute l’admiration de Montesquieu pour l’Angleterre et dénoncer l’impérialisme anglais. Surtout, on y trouverait une justification du nouvel ordre européen dessiné par les nazis. C’est là l’exemple le plus frappant du détournement de la pensée de Montesquieu au profit de la politique annexionniste hitlérienne. Quant aux résistants, rares sont ceux parmi eux qui s’intéressent à Montesquieu. Malgré tout l’intérêt que présente sa définition juridique de la liberté, P. Pellerin montre qu’elle n’est pas suffisante aux yeux des Résistants. Paradoxalement, ces insuffisances témoignent aussi d’une honnêteté intellectuelle face à l’œuvre qui n’est pas instrumentalisée au profit de thèses qui lui sont étrangères.

Moins polémique en apparence, moins directement liée aux bouleversements de la fin du xviiie siècle, l’œuvre de Montesquieu semble avoir été moins lue que celle de ses contemporains. Les divergences mêmes de certains collaborateurs face à sa pensée, qu’ils jugent insuffisamment apte à justifier la politique nazie, témoignent paradoxalement d’une forme de résistance de l’œuvre de Montesquieu à une appropriation partisane faite à peu de frais. En situant davantage la réception de Montesquieu dans le long terme, l’ouvrage aurait pu davantage explorer les raisons de cette « résistance » interprétative, qui trouve aussi peut-être son origine dans la forme même des œuvres et dans le contexte historique qui a vu leur naissance.

Myrtille Méricam-Bourdet (CERPHI – UMR 5037)