Céline Spector, Montesquieu : liberté, droit et histoire, Paris, Éditions Michalon, 2010, 310 pages Diego Vernazza

Céline Spector présente son ouvrage comme une « brève introduction », et le livre tient sans doute sa promesse : il fait entrer le lecteur, d’une manière claire et concise, dans cet univers aussi escarpé qu’étendu, voire labyrinthique, qu’est L’Esprit des lois. Le livre réussit, ce qui n’est pas la moindre des choses, à proposer un fil conducteur pour la lecture d’un ouvrage dont les bords paraissent tendre à l’infini : Liberté, droit et histoire rend la lecture de Montesquieu accessible et, surtout, agréable.

De la même manière que Montesquieu qualifiait son propre ouvrage, on pourrait dire le livre de Céline Spector est avant tout « un ouvrage utile » [1], aussi bien pour s’orienter dans l’immense complexité de L’Esprit des lois que pour s’immerger dans certains débats centraux de la théorie politique contemporaine. C’est aussi, et plus fondamentalement, un texte qui propose une série d’hypothèses fortes, qui font de cette introduction une véritable interprétation, exhaustive et rigoureuse, de l’œuvre de Montesquieu.

Dès l’avant-propos, Céline Spector écarte certaines lectures possibles de l’œuvre de Montesquieu, notamment celle que l’on trouve, par exemple, chez Thomas Pangle et David Lowenthal, et qui à partir de la méthode de lecture de Leo Strauss, semblerait tout expliquer à partir de la déconstruction de l’« art d’écrire » que Montesquieu aurait destiné à un public restreint de lecteurs : « Le risque de la méthode straussienne se trouve ainsi par avance énoncé : la cohérence interne d’une argumentation reconstruite menace de se substituer aux ellipses et aux ambivalences de l’œuvre. » (p. 20)

Or, la question du « dessein » de l’œuvre n’est pas écartée. Selon Céline Spector, nulle nécessité de faire l’hypothèse d’une cohérence parfaite du texte, celée par un minutieux art d’écrire, pour tenter de dégager quelque chose comme un « dessein » de l’auteur. La clé de lecture proposée est en quelque sorte plus simple et certainement plus efficace : faire confiance à ce que Montesquieu lui-même signale à propos de l’enseignement principal qu’on devrait tirer de son travail, à savoir l’esprit de modération. « Je le dis, et il me semble que je n’ai fait cet ouvrage que pour le prouver : l’esprit de modération doit être celui du législateur ; le bien politique, comme le bien moral, se trouve toujours entre deux limites. » (EL, XXIX, 1).

La philosophie de Montesquieu est donc présentée comme une philosophie de la « modération », centrée principalement sur un concept qui reviendra souvent dans l’ouvrage de Céline Spector, celui de « convenance ». On parlera même d’une « philosophie de la convenance » (p. 75), pilier central de cette « science politique nouvelle ». Science qui est capable de supposer une certaine rationalité du réel sans pour autant réduire sa complexité, en proposant, non pas des lois causales, mais des « corrélations probables » (p. 29). Il y a pour Montesquieu, lit-on, « une légalité du monde humain, sous-jacente aux lois et aux mœurs », une certaine rationalité du réel, « pour peu que l’on identifie les rapports multiples et complexes qui y sont à l’œuvre » (p. 28).

Sur ce point, Liberté, droit et histoire semblerait suivre le commentaire classique de Raymond Aron dans Les Étapes de la pensée sociologique. Aron, reprenant les thèse de Durkheim sur l’apport de Montesquieu aux sciences sociales, avait constaté la singularité du projet : la philosophie de L’Esprit des lois, expliquait-il, se tenait à distance aussi bien du positivisme comtien que d’« une philosophie traditionnelle du droit naturel », en s’efforçant de « combiner les deux ». [2]

L’ouvrage de Céline Spector, reprenant cette lecture, semble aller encore plus loin. Montesquieu aurait fait plus que combiner le jugement descriptif (sociologique) avec le jugement normatif (moral). Son intention aurait été d’articuler une multiplicité de critères normatifs, dont le principe de « convenance » : « le projet de Montesquieu n’est pas de dégager des lois permettant l’élaboration désintéressée d’une physique sociale, mais de proposer une réflexion axiologique sur le bon ou le mauvais usage des lois dans leur rapport aux circonstances, de savoir comment corriger le droit ou agir opportunément sur les pratiques. » (p. 37). Juger de ce qui « convient » et ce qui ne « convient pas » permettrait de définir, en dernière instance, le bien et le mal politique, sans avoir besoin de fonder ce jugement sur la « loi naturelle » : « L’Esprit des lois n’a d’autre objet que d’identifier les conditions de possibilité de la liberté politique et civile, et d’éclairer le législateur sur les normes qui conviennent réellement à des hommes libres, en situation. » (p. 37).

Au cœur de cette philosophie se trouverait ainsi une nouvelle définition de la notion de « loi » comprise comme « relation de convenance » (p. 47). La loi à l’indicatif et à l’impératif, la loi physique et la loi politique et morale, seraient intégrées à la notion de « convenance ». La question du « dessein » de l’œuvre se spécifie ainsi davantage : « son intention est d’orienter l’art politique par un principe de convenance, ce qui suppose de prendre la mesure de la dépendance des lois à une multitude de facteurs physiques et moraux, naturels et sociaux. » (p. 70). Suivre le principe sociologique de « convenance » serait ainsi une manière d’appliquer, de manière concrète, empirique, le principe politique de la « modération ». On pourrait de cette manière évaluer le droit non plus à partir de « son auteur et de ses principes », de son intériorité, mais à partir d’un dehors qui serait pourtant plus proche des faits que la « morale » : la « convenance ou de la disconvenance des lois avec chacun des facteurs de l’esprit général » (p. 73).

On voit que le portrait de la philosophie de Montesquieu se complexifie : il y aurait dans L’Esprit des lois une superposition des différents principes normatifs que Montesquieu aurait sinon réussi, au moins tenté de tenir ensemble. D’une part, le critère sociologique de la « convenance » entre les facteurs composant « l’esprit général d’une nation » (climat, religion, forme politique, mœurs, population), et de l’autre, une loi naturelle qui serait une limite, un « universel négatif » au cœur duquel subsiste encore l’idée de « nature », voire de « nature humaine », mais non plus sous la forme de la « raison » qui « parle » mais du « cœur » qui « crie » (p. 48). Loi de nature qui ne serait plus raisonnée mais éprouvée ou « sentie » et limitée dans son étendue au désir de « conservation » et à la « pudeur » (p. 63), principes qu’aussi bien l’esclavage, la torture, et d’autres aberrations de ce type violeraient incontestablement. L’homme, cet être « intelligent et moral », capable par la sorte de s’égarer, d’échapper à la nécessité naturelle, aurait besoin du législateur pour le « rappeler » à sa nature chaque fois que son indétermination constitutive, sa liberté en somme, le conduit à des disproportions flagrantes (p. 48-49).

Cette articulation nouvelle entre différents principes normatifs permettrait, de surcroît, de redéfinir la typologie des régimes politiques. Ce qui devient déterminant à cet égard, ce n’est plus qui exerce le pouvoir, et moins encore en vue de quoi, mais ce que Céline Spector appelle le « mode d’exercice du pouvoir » (p. 79). Une frontière est ainsi établie entre les régimes politiques à partir de la manière dont on exerce le pouvoir : thème d’un chapitre fondamental de L’Esprit des lois, livre III, chapitre 10, intitulé « Différence de l’obéissance dans les gouvernements modérés et dans les gouvernements despotiques ».

La notion de « despotisme » apparaît ainsi comme éminemment centrale, à tous égards, et Céline Spector donne à ce problème la place qu’il mérite. C’est à partir de cette notion que Montesquieu construit ce que Bertrand Binoche [3] avait appelé une « politique négative », produisant de cette façon une « rupture majeure » avec la tradition aristotélicienne, téléologique, pour laquelle la critique de la tyrannie se fondait sur le fait qu’elle empêchait l’actualisation de la nature politique de l’homme (p. 112). Il ne serait alors plus nécessaire, à partir de Montesquieu, de faire appel à quelque chose comme des finalités intrinsèques de la « nature humaine » pour fonder la critique du despotisme et toutes sortes de tyrannie. Avec Montesquieu, le despotisme deviendrait synonyme du mal politique en raison de l’ « absence de rationalité du droit, de médiations civiles et de garanties accordées à la liberté politique » (p. 120).

Il n’en demeure pas moins que le problème signalé, pour des motifs différents, par Durkheim et Aron, reste intact : ce qui ne permet pas de faire de la pensée de Montesquieu une véritable « sociologie », c’est qu’à chaque fois qu’un jugement de type sociologique le conduit à justifier une pratique « immorale », Montesquieu fait appel à la « voix de la nature » pour la condamner – c’est le cas du rapport « nécessaire » entre climats chauds et l’esclavage, par exemple. C’est ce qu’on observe clairement dans un passage des Voyages de Montesquieu, où l’on lit que « les mœurs et les coutumes des nations qui ne sont pas contraires à la morale ne peuvent pas être jugées les unes meilleures que les autres » (p. 280).

Qui plus est, quelque chose comme une anthropologie minimale est irréductiblement à l’œuvre aussi dans la critique du despotisme et de son principe affectif qu’est la crainte : « l’homme est un être double ; il n’est pas seulement un animal, une créature sensible, mais aussi, par nature, un être intelligent et libre ». Or, poursuit Céline Spector, « parce que l’animalité de l’homme n’est qu’une partie de sa nature, la crainte, passion la plus naturelle, est aussi la plus contre-nature qui soit : étouffant tout développement de potentialités proprement humaines, elle ravale l’homme à la pure animalité, réglant aussi nécessairement sa conduite que les lois du mouvement régissent les corps. Les hommes régis par l’obéissance absolue (et non l’obéissance modérée) sont semblables à des bêtes, essentiellement mues par l’intérêt ou la crainte du châtiment » (p. 149-150).

L’idée d’une politique strictement « négative » doit par conséquent être nuancée. Cette critique du despotisme, qui justifie en dernière instance son exclusion de la typologie des gouvernements au nom de l’absence de « liberté », de « socialité » et de « rationalité » qui le caractérise (p. 150), n’est tout simplement pas possible sans une présupposition, aussi minimale soit-elle, autour de quelque chose comme une nature politique, sociale, rationnelle de l’homme. C’est ce qui permet à Montesquieu d’affirmer que « le despotisme cause à la nature humaine des maux effroyables » (EL, II, 4).

Il est certain que L’Esprit des lois abandonne l’ « optique perfectionniste » selon laquelle « la politique » a pour « fin de réaliser l’excellence propre de l’homme » (p. 134), et que pour ce faire, il s’appuie sur une anthropologie minimale qui s’accommode avec une philosophie plus modeste, « pluraliste », et en ce sens « moderne », comme l’avait montré Bernard Manin [4]. De ce point de vue, Montesquieu est loin d’incarner l’image qui lui était attribuée par Thomas Pangle dans les années 70, à savoir celle d’un admirateur inconditionnel du modèle anglais, lequel constituerait « la solution rationnelle du problème de la nature humaine [5] » (p. 192). Montesquieu est un auteur complexe, plein de nuances, de clairs-obscurs, et le mérite de Céline Spector est d’insister sur cette complexité. Or la critique du despotisme dans L’Esprit des lois suppose forcément une série de propositions, plus ou moins articulées, sur la nature humaine, sans lesquelles Montesquieu serait incapable de fonder le partage entre le bien et le mal politique qui traverse tout l’ouvrage. Son intention, comme le montre Céline Spector, est en quelque sorte de redistribuer le poids de différents principes normatifs et d’en proposer des nouveaux. Or, ce qui fait la grandeur de L’Esprit des lois est moins d’avoir trouvé une solution que d’avoir posé le problème de façon explicite.

En conclusion, il y a dans l’œuvre de Montesquieu une « tension irréductible » « entre l’inertie de la nature des choses, qui peut favoriser la servitude, et l’aspiration à la liberté, qui suppose de rompre avec l’état de choses existant » (p. 255), et le grand mérite de l’ouvrage de Céline Spector est d’avoir insisté sur l’immense effort déployé dans L’Esprit des lois pour construire une philosophie politique à partir de cette tension elle-même. En ce sens, la clé de lecture proposée par Liberté, droit et histoire, à savoir l’articulation difficile entre différents principes normatifs, constitue sans doute une excellente manière d’entrer dans l’univers de L’Esprit des lois, car elle nous montre que les tensions qui traversent l’ouvrage, tension entre l’aspiration à la connaissance des « rapports nécessaires », indépendants de la volonté des hommes, commune aux sciences physiques et morales, et l’aspiration à la liberté comme autodétermination, comme inscription de la volonté dans la nature et l’histoire, sont celles qui travaillent encore les sociétés contemporaines.

Notes

[1« Les gens les plus sensés de divers pays de l’Europe, les hommes les plus éclairés et les plus sages, ont regardé le livre de l’Esprit des lois comme un ouvrage utile : ils ont pensé que la morale en étoit pure, les principes justes, qu’il étoit propre à former d’honnêtes gens, qu’on y détruisoit les opinions pernicieuses, qu’on y encourageoit les bonnes. » (Défense, seconde partie, Œuvres complètes, Gallimard, p. 1137)

[2R. Aron, Les Étapes de la pensée sociologique, chap. I. Cf. Durkheim, La contribution de Montesquieu à la constitution de la science sociale (1892).

[3B. Binoche, Introduction à De l’esprit des lois de Montesquieu, Paris, PUF, 1998, seconde partie.

[4B. Manin, « Montesquieu et la politique moderne », Cahiers de philosophie politique de l’université de Reims, Bruxelles, Ousia, 1985.

[5Th. Pangle, Montesquieu’s Philosophy of Liberalism, The University of Chicago Press, 1973, p. 114.