Flora Champy, L’Antiquité politique de Jean-Jacques Rousseau. Entre exemples et modèles, Paris, Classiques Garnier, 2022, Denis de Casabianca

Flora Champy, L’Antiquité politique de Jean-Jacques Rousseau. Entre exemples et modèles, Paris, Classiques Garnier, coll. « L’Europe des Lumières », 2022, 632 pages. ISBN 978-2-406-12532-7

Les références multipliées à une Antiquité exemplaire dans les œuvres de Rousseau ont très souvent servi de points d’appui pour élaborer la critique d’un système rétrograde et destructeur de l’ordre social, et la posture d’un auteur qui se drape dans l’autorité des Anciens lorsqu’il s’agit de politique. Forgeant l’image d’une Antiquité fantasmée, avec Sparte notamment, Rousseau jugerait avec aplomb ses contemporains, mais ce serait un juge aveuglé par son idéal antique et inapte à penser la modernité autrement qu’en proposant une conception moralisante de l’histoire. Ainsi chez Benjamin Constant, l’ombre de la Terreur plane rétrospectivement sur le projet rousseauiste de faire la promotion anachronique d’une souveraineté populaire inadaptée aux États modernes et contraire au sens qu’il faut donner à la liberté. Si cette présence de l’Antique a bien sûr retenue l’attention des études rousseauistes, il revient à Flora Champy d’avoir engagé un examen aussi exhaustif que possible de ces références dans les œuvres de Rousseau, en mettant au jour les médiations à travers lesquelles il les mobilise et en spécifiant le statut et le rôle que ces références pouvaient jouer dans le développement de ses analyses politiques. Au regard des travaux de synthèse existants sur cette question [1] , la perspective de Flora Champy vise à mettre au jour un travail conceptuel : comment les figures de l’Antiquité prennent part à une fabrication des concepts politiques qui donnent sens à son projet d’Institutions politiques. Rousseau lui-même, lorsqu’il l’évoque dans les Confessions, souligne l’importance d’une « étude historique de la morale » pour formuler la question qui ordonne l’ensemble de son travail :

Il y avoit treize ou quatorze ans que j’en avois conceu la première idée, lorsqu’étant à Venise j’avois eu quelques occasions de remarquer les défauts de ce Gouvernement si vanté. Depuis lors, mes vues s’étaient beaucoup étendues par l’étude historique de la morale. J’avois vu que tout tenoit radicalement à la politique, et que, de quelque façon qu’on s’y prit, aucun peuple ne seroit jamais que ce que la nature de son Gouvernement le feroit être ; ainsi cette grande question du meilleur Gouvernement possible me paroissoit se réduire à celle-ci. Quelle est la nature de Gouvernement propre à former un Peuple le plus vertueux, le plus éclairé, le plus sage, le meilleur enfin à prendre ce mot dans son plus grand sens [2].

C’est une vision de la « politique » que Rousseau voit incarnée dans l’Antiquité. Flora Champy met ainsi en évidence une dynamique intellectuelle où la représentation de l’Antiquité se construit conjointement à l’élaboration des concepts essentiels de la pensée politique de Rousseau, comme ceux de souveraineté, de gouvernement, de volonté générale, de citoyen, de corps politique et d’histoire. En ce sens, il ne s’agit pas simplement d’une construction intellectuelle (la « représentation » de l’Antiquité chez Jean-Jacques Rousseau) présentée dans le cadre d’une histoire des idées, mais bien du sens même d’un travail de la pensée qui se nourrit des sources antiques pour éclairer les possibles politiques de la modernité. Il n’y a pas un référent « Antiquité » qui serait comme un réservoir d’exemples ou matières pour la construction d’un système politique, mais une « Antiquité politique », à savoir une Antiquité construite au regard de ce que sont les principes du droit politique et une pensée politique qui élabore ses concepts dans les opérations de lecture et de réécriture des références antiques. Les exemples antiques ne sont pas simplement des illustrations, ou des cas illustres, comme un matériau que l’histoire aurait livré et qui alimenterait la pensée politique, ils viennent figurer les distinctions conceptuelles que Rousseau entend mettre en place pour se situer par rapport aux penseurs modernes de la politique, et c’est finalement une figuration des concepts dans laquelle se jouent leur élaboration et leur mise à l’épreuve. C’est bien l’invention rousseauiste qui est ici en jeu, l’écriture politique et la systématicité de l’œuvre. La relation de Rousseau à l’histoire antique apparaît ainsi comme « un terrain d’étude privilégié de l’interaction fondamentale entre anthropologie et politique […]. Étudier l’Antiquité de Rousseau c’est en ce sens étudier la construction même de son système philosophique » (p. 30).

Flora Champy rend compte de la complexité des références antiques chez Jean-Jacques Rousseau en examinant à la fois le contexte culturel et intellectuel (car ces références prennent sens si l’on considère les médiations à travers lesquelles Rousseau prend connaissance des textes pour mesurer comment il opère des choix et des transformations) et le contexte interne, à savoir l’élaboration de sa pensée politique (car le sens des références apparaît dans la façon dont elles sont mobilisées dans des œuvres dont le statut est différent et qui témoignent de la formation des concepts dont l’auteur a besoin pour penser la communauté politique). « L’analyse de sa philosophie gagne à s’appuyer sur une approche génétique et littéraire, prenant en compte le traitement différencié des sources et la nature distincte des textes » (p. 540).

On peut déjà souligner l’intérêt de cette approche génétique qui prend en compte l’étude des étapes préparatoires du texte, c’est-à-dire non seulement les brouillons et les « copies » préliminaires, mais aussi les notes de lecture [3] qui témoignent de l’importance des références extérieures au texte dans sa constitution. Comme c’est souvent la lecture d’un auteur moderne qui conduit Rousseau à un auteur ancien [4] , les études particulières des textes mobilisent opportunément ces références extérieures, en mesurant les opérations d’extrait et de transformation qui mettent en évidence les stratégies discursives en jeu. En effet, la mobilisation des références antiques – soit des auteurs comme Aristote, Platon, Cicéron, soit des exemples historiques – pointées dans les ouvrages des penseurs modernes engagent un dialogue et une confrontation avec ces auteurs. La relation de Rousseau aux exemples et aux sources antiques impliquant un complexe jeu d’écarts, d’emprunts sélectifs et de réécritures orientées, l’attention à l’intertextualité et au « travail de la citation » [5] est essentielle pour appréhender cette écriture politique, c’est-à-dire ce travail d’écriture dans lequel s’opère la formation des concepts politiques.

L’ouvrage s’organise selon une structure chronologique, ce qui s’accorde avec l’idée que l’œuvre de Rousseau est « profondément analytique », à savoir qu’elle opère en approfondissant les principes d’un « système » cohérent (p. 45). Relativement à l’objet de l’étude, cela permet de mettre en évidence une dynamique intellectuelle et une systématicité à l’œuvre qui apparaît ici dans la façon dont cette représentation de l’Antiquité s’affirme et s’affine à mesure que Rousseau met en place la base conceptuelle de sa pensée politique. Au regard de la façon dont les références antiques jouent dans les œuvres, l’autrice distingue deux parties, puisqu’il apparaît que dans un premier temps c’est la construction d’une Antiquité qui sert principalement à évaluer la politique moderne (« L’Antiquité construite – Évaluer la modernité »), alors que dans un deuxième temps (« L’Antiquité constructive – Formuler le droit politique ») l’Antiquité apparaît comme un « réservoir de modèles et d’exemples dynamiques à même de contribuer à l’élaboration des principes du droit politique, dans la mesure où l’examen des différences fondamentales entre cités antiques et États modernes permet de dégager les notions capitales de toute association politique » (p. 46). Forcément un tel mode d’exposition pose une difficulté – si l’Antiquité est un outil critique, cette critique n’opère jamais à vide, mais relativement à une réévaluation des principes et des concepts mobilisés chez les penseurs politiques modernes, autrement dit, cette fonction s’inscrit toujours dans un renouvellement du droit politique, même si un tel projet se constitue et se formule explicitement progressivement chez Rousseau – et cette difficulté a un lieu propre : dans quelle partie mettre le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes ? Car si dans cette œuvre, qui congédie explicitement l’histoire événementielle, la présence de l’Antiquité en tant que période historique est peu apparente, s’y joue un usage complexifié de la citation qui est bien indexé à l’étude des « fondements » du droit politique, et que l’on trouve, sous d’autres modalités précisées par l’autrice, dans la partie « constructive ». Néanmoins cela ne remet pas en cause la démarche, car le passage d’une Antiquité « construite » à une Antiquité « constructive » est probant, comme on va le voir en entrant dans le détail de ces deux moments, mais aussi parce que l’exposition prend soin de faire le point à chaque étape, de souligner les opérations propres des différentes œuvres, en relevant leurs spécificités et en les inscrivant dans le cheminement d’une pensée politique qui élabore ses concepts.

La première partie de l’ouvrage commence par examiner l’évolution de Rousseau à l’égard des grandes figures de l’Antiquité. Cette « formation par les exemples » met en évidence non une psychologie de l’auteur, ou son imaginaire formé par la lecture de Plutarque dans son enfance, mais la façon dont il élabore son approche à partir de certaines figures choisies. Car dès le Discours sur les sciences et les arts les figures antiques mobilisées ont quelque chose de générique : à travers elles ce sont les cités qui intéressent Rousseau et non les héros. S’esquisse ainsi un « nouveau régime d’exemplarité qui ne repose pas nécessairement sur l’imitation » (p. 99). Avec la prosopopée de Fabricius – « l’exemple revivifié » – l’Antiquité se construit comme instance de compréhension de la modernité. La figure de Caton d’Utique (constitué en « modèle intellectuel en cessant d’être un modèle moral »), permet au lecteur de « comprendre, non seulement un type d’homme qui lui était étranger, mais aussi une forme d’association politique qui le rend possible » (p. 175). La mobilisation des hommes illustres (Brutus, Socrate, Caton dans la Réponse à Borde et le second Discours), mais aussi des citoyens ordinaires (« le citoyen » et « la citoyenne » spartiates anonymes au début de l’Émile) met en évidence une vertu politique qui fait défaut aux modernes, mais cette question de la vertu est débordée par ses conditions politiques : l’exemplaire est moins un idéal moral qu’un révélateur d’une situation socio-historique. C’est aussi ce décalage entre les mœurs des cités antiques et des États modernes qui doit permettre d’éclairer le phénomène politique. En ce sens les exemples visent moins à inspirer de bonnes mœurs ou à donner des modèles de conduite, mais ils apparaissent comme des « outils d’exploration » (p. 220) pour avancer dans l’enquête politique.

Car si les cités et les mœurs antiques sont révolues, cela ne signifie pas que l’on ne puisse tirer de ces expériences politiques des enseignements pour les temps modernes. Flora Champy s’attache à comprendre la fonction de l’Antiquité en tenant compte de la généalogie des passions qu’élabore Rousseau. À ce niveau la lecture du second Discours est décisive, alors même qu’il s’agit de l’œuvre où l’Antiquité semble le moins présente. L’autrice montre comment Rousseau s’appuie sur les textes stoïciens, épicuriens et platoniciens pour construire la fiction heuristique de l’état de nature : « Revenir à l’Antiquité permet d’échapper aux contradictions des définitions modernes et notamment de l’école du droit naturel » (p. 232). Rousseau reconstruit les cités antiques comme des exceptions dans le tableau du développement historique des passions qu’il propose, indissociable d’une « histoire hypothétique des gouvernements ». Ce qui s’oppose à la formation viciée des gouvernements modernes, c’est la Sparte de Lycurgue, qui donne à voir comment la cité a surmonté les oppositions d’intérêts particuliers divergents. « Plus qu’un exemple à suivre, Sparte représente chez Rousseau un modèle explicatif, un cas-limite qui permet de concevoir le problème et les exigences du fait politique » (p. 274). En précisant sa conception du développement des passions Rousseau est amené à déplacer la focale des textes moraux, qui se concentrent sur la vie des grands hommes de l’Antiquité, pour privilégier l’étude des cités antiques, qui donnent à voir des cas exceptionnels de formations politiques et morales réussies (puisque le questionnement porte à la fois sur la forme des Institutions politiques et sur les mœurs et la formation des citoyens). Cette vision de l’histoire antique que donne Rousseau est associée à un usage complexifié de la citation, à la fois parce que le matériau antique, renvoyant aux « histoires » et aux événements, est mobilisé dans un projet d’étude des fondements de l’association politique, mais aussi parce que, dans cette mise au jour des fondements, s’opère le dialogue complexe avec les auteurs modernes autour de la question de la souveraineté et du gouvernement.

C’est ce qui apparaît dans la seconde partie, « L’Antiquité constructive. Formuler le droit politique », qui est centrée sur le Contrat social. Au cœur du questionnement : la cité antique comme outil critique et modèle politique (pour penser la souveraineté populaire et le citoyen, la loi et la volonté générale, la figure du législateur). Ce qui peut paraître paradoxal tant le concept de « souveraineté » met à distance les catégories antiques et s’ancre dans les problématiques de la modernité (Bodin et Hobbes). Mais c’est cet écart qui est heuristique pour corriger les modernes. D’autant que l’on peut distinguer la cité antique – ce que Sparte, Athènes et Rome donnent à voir d’une « association politique » bien fondée – et les cités antiques, comme modèles de gouvernement, pour penser la durée de la souveraineté. Il faut distinguer la cité antique comme concept et les cités antiques qui renvoient à des référents distincts mais surtout à des usages différenciés. Athènes, Sparte et Rome ne sont pas mobilisées indistinctement, et c’est le grand bénéfice des analyses de Flora Champy de spécifier ces usages, de les rapporter les uns aux autres et de mettre ainsi en évidence ce qui est systématique dans la pensée de Rousseau, puisque c’est autour des problèmes politiques et de concepts élaborés pour les résoudre que se donne à voir la cohérence de ces usages.

C’est d’abord pour renouveler le sens des « corps politiques » et éclairer l’idée de souveraineté populaire à même de servir de critère d’évaluation de toutes les formes d’organisations politiques que Rousseau s’appuie sur le modèle d’une cité antique qu’il construit comme un outil critique de la pensée politique moderne. S’il pense cette cité à l’aune de ses principes, celle-ci permet de leur donner corps et de mettre au jour les difficultés de leur mise en œuvre. « Rousseau construit délibérément l’histoire antique comme un répertoire d’exemples qui mettent en scène les principes fondamentaux de la politique, et permettent de les vérifier, précisément parce qu’il appartiennent à l’histoire, donc à une réalité avérée au moins sur un plan subjectif. De la même manière qu’on ne peut comprendre les faits qu’à la lumière d’une juste hypothèse, on ne peut juger de l’histoire que selon les principes du droit politique » (p. 312). Dans ce temps apparaît une fonction heuristique des modèles antiques : éclairer les questions complexes qui naissent de la mise au jour des principes.

Rousseau retient principalement la façon dont les anciens définissent les citoyens par les « droits » – le De antiquo iure civium Romanorum de Sigonio [6] apparaît alors comme une médiation essentielle pour apprécier comment sont mobilisées les analyses d’Aristote – plutôt que par la vertu exigée des citoyens par les cités (comme on le trouve chez Montesquieu), qui semble nécessairement renvoyer à un contexte socio-historique révolu. Les cités antiques sont « parvenues à établir un lien politique fort à travers des moyens transposables, des structures de gouvernement » (p. 338). Plutôt que d’idéaliser cette vertu des anciens, il s’agit d’éclairer la structure du pouvoir politique, puisque c’est elle qui détermine l’état des mœurs. Rousseau sait mesurer la distance entre les exemples qu’il a en vue et ceux qu’il propose à ses lecteurs, il y a chez lui une prise en compte de l’activité de lecture et des effets de réceptions anticipés (ou mesurés au regard des critiques qu’il doit essuyer). Si Rousseau pose la cité antique en modèle de sa redéfinition du contrat social, c’est aussi qu’elle permet de mettre au jour le sens et la possibilité d’une souveraineté populaire, en donnant à voir l’organisation des assemblées populaire, en interrogeant ce que peut être un « peuple » souverain et la figure du législateur. Flora Champy propose une étude particulièrement méticuleuse de l’importante et déroutante section « romaine » du Contrat social, en distinguant le travail opéré par Rousseau dans le chapitre sur les comices romains (comme modèle d’assemblée populaire) et les différents chapitres examinant des institutions (tribunat, dictature et censure) à l’aune du modèle romain. Au fil des analyses, on voit comment la compréhension de la République est modalisée par la discussion avec les penseurs politiques républicains (Machiavel et Sidney) et ceux qui ont renouvelé la question du devenir républicain dans la modernité (notamment Montesquieu avec la question du régime anglais). C’est un dialogue avec le républicanisme moderne qui participe à la construction de cette figure d’une Rome républicaine. Produire une lecture de l’histoire est affaire de jugement et suppose la bonne détermination des principes.

Cette attention que Rousseau porte à la République romaine dans ces parties du Contrat social permet de souligner l’importance de la question du gouvernement et du devenir, de la « durée » des corps politiques. C’est un des bénéfices de la lecture que propose Flora Champy : on y voit clairement apparaître l’articulation de l’étude de la souveraineté et de la formation de la volonté générale (dans laquelle l’examen de la cité antique est essentielle) à celle du devenir des corps politiques ; c’est-à-dire essentiellement le rapport souverain-gouvernement et les résistances possibles au processus d’usurpation de la souveraineté. Cette question est centrale si l’on n’oublie pas que le problème des Institutions politiques n’est pas seulement celui d’un bon fondement – la détermination des principes du droit politique et donc l’idée de souveraineté populaire – mais celui du maintien de la souveraineté populaire qui dépend directement de l’action du gouvernement, et celui d’une bonne « constitution » qui se rapporte à la « durée » du corps politique.

Dans cette perspective, la République romaine, par sa longévité, offre seule les moyens de penser les difficultés et les institutions qui permettent d’y remédier. « En érigeant Rome comme modèle, Rousseau prend un risque, car il choisit délibérément un exemple qui ne correspond pas exactement à ses principes » (p. 451). Mais c’est qu’il ne s’agit pas d’imiter une Rome idéalisée, mais de penser en ayant en vue cette histoire romaine qui offre un large spectre de possibles politiques et qui est « comme un terrain d’expérimentation politique » (p. 463). La République romaine constitue ainsi un modèle paradoxal, à la fois « paradigmatique et exceptionnel » (p. 449), où la confrontation structurelle entre souveraineté et gouvernement apparaît comme la tension essentielle qui conditionne le devenir historique du politique. « Ayant rencontré toutes les difficultés auxquelles peut être confronté un corps politique au cours de son évolution, elle a su proposer des réponses satisfaisantes à défaut d’être parfaites. Elle constitue ainsi, non seulement un modèle généralisable et imitable dans des situations diverses, mais une véritable pierre de touche permettant de mettre à l’épreuve la validité du système théorique lui-même, et de l’enrichir » (p. 463). L’intérêt de ces analyses est aussi de montrer combien Rousseau est attentif aux questions liées à la pratique politique, ou à une pensée agissante (celle du législateur ?) attentive aux convenances qu’il s’agit d’appréhender pour éclairer les situations des peuples modernes. « En matière de politique, il ne s’agit pas de réaliser des normes abstraites de justice et de raison, mais de savoir comment tirer parti d’un état de fait qui vire toujours à l’injustice » (p. 496).

Le dernier moment de l’ouvrage, qui examine le rejet des « fausses applications » dans les Lettres écrites de la Montagne, et la façon dont les références antiques sont mobilisées dans les Affaires de Corse et les Considérations sur le gouvernement de Pologne permet de faire retour sur le couple exemple/modèle – les points relevés à l’occasion de l’évocation de ces dernières œuvres auraient sans doute pu nourrir de plus amples développements, tant les pistes ouvertes semblent porteuses de questions à examiner, mais cela aurait allongé un ouvrage déjà imposant et laisse l’horizon de champs d’études à venir pour les recherches rousseauistes. Flora Champy avait relevé les distinctions d’usage de ces termes considérés comme quasi-synonymes au XVIIIe siècle (p. 32) et chaque moment de l’étude permet de préciser à la fois des fonctions d’exemplarité et des processus de modélisation, et la façon dont Rousseau en use. Mais l’objet n’est pas de produire une distinction fixe (de fait, le couple exemple/modèle opère différemment selon les lieux de l’œuvre et ne saurait être appréhendé uniformément). « S’il est vrai que la représentation de l’Antiquité de Rousseau change d’axe au cours de la constitution de son système, se déplaçant de l’exemplarité morale à la modélisation intellectuelle, on aurait tort d’opposer de façon étanche ces deux notions d’exemples et de modèle » (p. 539). Ce qui se joue dans cette tension, ou ce qui peut apparaître parfois comme des flottements, c’est en fait une ouverture des possibles pour le devenir d’associations politiques. Si « l’application » n’est pas une imitation aveugle, une transposition moralisante, elle relève de l’invention, qui suppose de tenir ensemble le droit et la prudence, ce qui relève d’un possible au regard d’une normativité donnée par la compréhension des principes et de leur logique, et ce qui relève d’un possible en situation. L’Antiquité politique, qui semble si éloignée des modernes, est à même de produire ces écarts qui ouvrent des possibles dans lesquels se joue le sens de la liberté. Une liberté politique est encore possible : c’est ce que donnent à penser les Anciens en même temps qu’ils donnent du cœur à l’ouvrage. Outre les résultats particuliers qui sont le fait d’analyses précisées, c’est le grand mérite de l’étude de Flora Champy de donner à voir en suivant ce fil d’une Antiquité politique comment la pensée politique de Rousseau se tournant vers ce passé républicain veut aussi être une source d’action au présent.

Denis de Casabianca (Marseille)

Notes

[1Flora Champy fait un point très précis de ces vues d’ensemble et des travaux particuliers, qu’elle mobilise tout au long de son étude. Son ouvrage fait suite à sa thèse soutenue à l’ENS de Lyon en 2018 : "Exemples et modèles politiques : fonction critique de l’Antiquité chez Jean-Jacques Rousseau".

[2Confessions, IX, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1955-1995, t. I, p. 404-405.

[3Principalement le manuscrit Ms R18 conservé à la Bibliothèque de Neuchâtel.

[4« Ainsi, il va vérifier chez Aristote une définition qu’il trouve chez Grotius, et est amené à traduire Tacite après avoir lu les Discours sur le gouvernement d’Algernon Sidney » (p. 44).

[5Les études particulières permettent de bien mettre en évidence l’« usage argumentatif ou polémique de la citation » (p. 284) dans le cas des références antiques.

[6Des extraits de chapitres, qui servent à Rousseau de source documentaire et de grille d’analyse d’Aristote, sont donnés judicieusement en annexe.