Keegan Callanan, Montesquieu’s Liberalism and the Problem of Universal Politics Eszter Kovács

Keegan Callanan, Montesquieu’s Liberalism and the Problem of Universal Politics, Cambridge University Press, 2018, 304 pages

Le livre de Keegan Callanan traite d’un sujet situé à l’intersection de l’histoire du libéralisme et de l’œuvre de Montesquieu. L’ouvrage introduit la réflexion et les analyses par un événement relativement récent en Afghanistan qui montre qu’on ne peut pas implanter la mentalité libérale contre les coutumes locales. L’épisode raconté – les petits garçons ont droit aux cerfs-volants distribués au nom de la paix et de la démocratie mais non pas les petites filles et, ce qui nous semble pire, un père ôte le cerf-volant avec un slogan sur les droits des femmes à sa propre fille, étant donné que ce jeu est traditionnellement réservé aux garçons – est censé nous placer in medias res dans les questionnements de Montesquieu sur le pouvoir et la coutume, le déterminisme géopolitique, le régime politique et la liberté.

Callanan divise la pensée de Montesquieu en deux fils directeurs, constitutionalisme libéral et particularisme politique, et tente ensuite d’accorder ou de réconcilier les deux. La pensée libérale, se manifestant par le constitutionalisme, a un certain aspect universel, alors que Montesquieu n’est pas partisan d’un universalisme politique. Selon Callanan, Montesquieu est un pluraliste quant aux systèmes politiques, autrement dit, un penseur libéral ou proto-libéral mais un sceptique sur l’implantation de certains systèmes dans une région géopolitiquement différente.

Le livre est structuré en sept chapitres, suivant des sujets qui sont réellement des axes de la réflexion : la question du particularisme politique, le constitutionalisme et ses racines humanistes, la théorie du pluralisme de régimes politiques, la question de la culture libérale, le rapport entre religion et laïcité, la relation entre le commerce et l’esprit de la tolérance, et finalement, la conception de la liberté élaborée par Montesquieu.

Callanan entend par particularisme le relativisme des systèmes politiques. En même temps, le libéralisme, entendu comme la culture libérale, est une vue universelle, d’où une certaine tension dans l’interprétation de Montesquieu par ses divers commentateurs et la nécessité de réconcilier les points de vue opposés. Pour Callanan, la pensée politique de Montesquieu est une forme pluraliste du libéralisme (« a regime-pluralist liberalism », p. 25). Montesquieu expose en même temps sa critique de l’universalisme et de l’universalisation du gouvernement et du régime (« a liberal critique of political universalism », p. 263). La liberté politique peut caractériser plusieurs systèmes politiques mais les lois et les mœurs assurent le pluralisme au lieu d’une uniformité invivable. On voit donc dans le livre une tentative forte de classer la pensée politique de Montesquieu : de l’avis de Callanan, Montesquieu est un libéral en même temps qu’un partisan du particularisme politique.

L’auteur réexamine également deux traditions critiques, notamment celle qui consiste à lire Montesquieu comme un monarchiste et, à l’opposé, celle qui le définit comme un républicain libéral. Il tente de plus de reconsidérer la supposée théorie des climats dans une époque dite « climate skeptic » (p. 163). Pour cette analyse, il complète la notion du climat par celle du « terrain ». En effet, Montesquieu n’examine pas ce que l’on appelle climat au sens strict du mot mais les conditions géopolitiques du pouvoir. L’approche étendue (climat et terrain) permet donc d’observer sa pensée de manière plus objective et plus pertinente pour le lecteur moderne.

Dans le chapitre consacré au commerce, Callanan lit Montesquieu comme un auteur favorisant les échanges commerciaux à l’encontre de l’ordre religieux. En même temps, il souligne la défense que fait Montesquieu des effets bénéfiques de certains principes religieux pour la société. Callanan cherche à démontrer que commerce et esprit de tolérance sont liés chez Montesquieu, le commerce étant équitable sur un pied « calculé » ou « calculable ». Il considère ensuite relativement à ce sujet ce qu’il appelle les « misgivings » relatifs à la pensée de Montesquieu : en fait, l’histoire contemporaine ne confirme pas l’idée de la tolérance d’une société commerçante (ou d’une société consommatrice, si on recourt à un terme contemporain). Dans le dernier chapitre, consacré à la conception de la liberté, Callanan souligne que Montesquieu ne donne pas de définition formelle de la liberté, celle-ci n’étant pas un ordre prescrit. Tout changement sur ce plan doit être réfléchi et mesuré, l’État ne devant imposer aucune forme de liberté au détriment des coutumes. Callanan met en relief dans la conclusion de l’ouvrage la leçon de la pensée de Montesquieu pour la théorie libérale et même pour la politique libérale (liberal statecraft) de nos jours.

La principale qualité du livre est de chercher à montrer au lecteur un Montesquieu cohérent et actuel, à dissoudre les contradictions qu’on lui a imputées. On doit également souligner que la lecture de L’Esprit des lois se complète par celle des Pensées, voire par l’usage des outils de recherche comme le Catalogue de la bibliothèque de La Brède, ce qui était largement absent des publications en anglais jusqu’ici. Lire et relire Montesquieu et ses questionnements du point de vue de la théorie politique contemporaine est bénéfique pour que la recherche ne s’enferme pas dans une pure érudition. En même temps, le dialogue entre philologie et théorie politique contemporaine ne va pas de soi concernant leur approche, la littérature critique mobilisée et leur terminologie.

On peut se poser de manière légitime la question de savoir si le réseau conceptuel – particularism, regime pluralism, universalism – est vraiment adapté en dehors de la recherche anglophone. L’application de cette terminologie en français ne va pas de soi, et les rendre en d’autres langues serait vraisemblablement encore plus problématique. Montesquieu est lu et interprété à la lumière des catégories qui ne sont pas nécessairement familières aux dix-huitiémistes.

Callanan parle à plusieurs reprises des livres « often ignored », ou « often neglected » de L’Esprit des lois (entre autres concernant la religion, Pierre Bayle, etc.), ce qui ne peut être qu’une affirmation relative. En fait, aucun livre de l’ouvrage de Montesquieu n’a été négligé par les spécialistes. Une idée de Montesquieu « négligée » ou « ignorée » ne l’est donc que relativement, par exemple dans les cursus en philosophie politique ou les grandes études synthétiques, ou encore ne fait pas partie des citations les plus connues. Les projets numériques (bibliographie en ligne, éditions numériques annotées avec un moteur de recherche) vont permettre de voir plus sûrement comment se porte l’intérêt sur tel ou tel aspect de sa pensée.
En dépit de ces remarques, il convient de souligner que l’ouvrage n’accorde pas seulement une place à Montesquieu dans la théorie libérale ; il cherche aussi à confirmer sa pertinence pour notre ère, ce qui est important pour les historiens des idées, pour les politologues, et également un encouragement pour les spécialistes travaillant à rendre accessible l’œuvre à travers des éditions scientifiques.

Eszter Kovács