Les ambiguïtés de la notion de loi chez Montesquieu. Analyse du livre I de L’Esprit des lois Première publication : De la tyrannie au totalitarisme, Lyon, L’Hermès, 1986, p. 125-135

Pierre Rétat, sous le signe de Montesquieu

Les ambiguïtés de la notion de loi chez Montesquieu

Analyse du livre I de L’Esprit des lois

Il est impossible, en un bref exposé, d’embrasser l’œuvre entière de Montesquieu. Le premier livre de L’Esprit des lois offre, à lui seul, un champ amplement suffisant. Montesquieu y définit la notion de loi, y distingue les diverses sortes de loi dans leur sens le plus général, annonce finalement l’intention qui l’anime et le plan qu’il suivra. Par opposition aux autres, ce livre est très abstrait, et pose à la critique des problèmes difficiles à résoudre.

Les premiers critiques de Montesquieu, au xviiie siècle, l’ont considéré comme un morceau scandaleux et paradoxal : « Les lois, des rapports ! Cela se conçoit-il ? […] Cependant l’auteur n’a pas changé la définition ordinaire des lois sans dessein ». Et ce dessein est d’inspiration « spinoziste », c’est-à-dire matérialiste [1] Ce qui était pierre de scandale est devenu, au XIXe siècle, avec le positivisme de Comte, mérite exceptionnel et vue de génie : la définition inaugurale de la loi paraît le manifeste de la nouvelle science positive de l’homme, déterministe et expérimentale.

Mais une difficulté surgit immédiatement : Montesquieu assortit cette définition de références à un Dieu créateur, à une loi morale absolue antérieure à toute loi positive, aux notions traditionnelles de « lois naturelles » et d’« état de nature ». On les interprète comme des « résidus métaphysiques », des précautions destinées à « endormir des défiances irritables », des préjugés qui accompagnent encore (mais faiblement, par bonheur) l’intuition originale et fondatrice d’une nouvelle science. Althusser fait à peine allusion à ces scories et considère la mention des « lois d’équité » dans le texte comme l’exploitation de « la tradition la plus fade » destinée uniquement à combattre Hobbes [2].

Les exégètes de Montesquieu ont, depuis lors, réexaminé la signification du livre I, et ont tenté d’en donner une interprétation plus conforme à la fois aux grandes tendances intellectuelles et morales de l’époque et à la complexité de la pensée de Montesquieu, en réagissant contre des appréciations partielles et mutilantes [3].

Une analyse précise du texte, de ses articulations, s’impose donc, ainsi qu’une explication de la métaphysique qui sous-tend la réflexion de Montesquieu, et des relations qu’elle entretient avec la théorie du droit naturel.

Les catégories de la loi

Toutes les difficultés proviennent de la multiplicité des catégories de loi que Montesquieu envisage, et de l’ambiguïté de la notion de légalité qui en découle.

Pour la clarté de l’exposé, il convient d’adopter le sens inverse de celui que suit Montesquieu, c’est-à-dire de progresser du plus concret au plus abstrait. Pris à rebours, le texte révèle plus vivement ses plans, et les glissements qui se produisent de l’un à l’autre.

Le sens juridique

L’« esprit des lois », selon Montesquieu, « consiste dans les divers rapports que les lois peuvent avoir avec diverses choses » (I, 3). Il a donc pour dessein d’expliquer, par des facteurs politiques, sociaux, climatiques, économiques, démographiques, etc., comment telle ou telle loi apparaît dans une nation ou une contrée donnée. Il s’agit des « lois politiques et civiles de chaque nation », mais aussi de celles du « droit des gens » qui « regarde toutes les sociétés » (voir livres X et XV).

Le chapitre 3 introduit directement à l’œuvre : Montesquieu explique les lois positives, au sens juridique, les met en rapport avec tout ce qui les détermine, et les met en rapport entre elles (livre XXVI). La loi est le matériau sur lequel il travaille.

Le sens jurisnaturaliste

« Avant toutes ces lois… » (chap. 2) : les lois positives sont précédées, dans l’ordre de l’universel et du fondamental plus que dans l’ordre du temps, par d’autres lois plus générales, qui règlent l’existence même de l’homme, son être avant toute détermination sociale ou locale. Montesquieu les appelle « lois de la nature ». S’il n’emploie pas ici l’expression « droit naturel » (mais il le fait au livre XXVI, dans le même sens), sa pensée se coule, au moins en partie, dans la tradition, comme le prouve la fiction de l’état de nature évoquée au début du chapitre 3.

Ces « lois naturelles » dérivent de la nature physique et morale élémentaire de l’homme, dans un état quasi instinctif proche de l’animalité, avec seulement un début de connaissance. La croyance en Dieu intervient comme simple virtualité, les lois réellement opérantes étant la paix, la nutrition, une sociabilité instinctive créée par la sexualité, enfin un début de sociabilité raisonnée.

Montesquieu laisse entendre que la « conservation de son être » est la clé de toutes ces lois. Le chapitre entier est dominé par le vocabulaire de l’aperception immédiate, obscure, de sentiments élémentaires : « Un homme pareil ne sentirait d’abord que sa faiblesse…, chacun se sent inférieur…, sentiment de ses besoins…, chercher à se nourrir…, les marques d’une crainte réciproque les engageroient bientôt à s’approcher ». Ce monde du tâtonnement et des tropismes est celui de La Dispute de Marivaux mise en scène par Chéreau. Montesquieu reprend un texte ancien, prévu pour le Traité des devoirs de 1725 (Pensées, n° 615 [n° 1266]), preuve d’une remarquable continuité de sa pensée. On voit naître dans les notes des Pensées la très curieuse expression « prière naturelle [4] ».

La loi est donc ici descriptive : elle définit les actes universels qui visent à la conservation et à la reproduction, le développement nécessaire d’une nature physique.

Le sens métaphysique

C’est précisément cette idée d’une nécessité inhérente à l’être que Montesquieu développe d’abord, mais d’une façon beaucoup plus générale et abstraite, dans le chapitre initial : « Les lois, dans la signification la plus étendue, sont les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses ». Ces « rapports nécessaires » ne peuvent être de même nature que les « rapports » dont il est question au chapitre 3. Ces lois sont des nécessités d’ordre métaphysique, puisque la « nature des choses » (ce qui fait qu’une chose est telle ou telle) englobe aussi bien Dieu que la matière, les anges, les bêtes… Elles constituent l’ordre rationnel qui régit toute l’échelle cosmique, la « raison primitive ».

Montesquieu en distingue les niveaux d’application : d’abord les lois de la sagesse divine, l’ordre de la création et de la conservation ; les « lois invariables » du monde, lois du mouvement qui établissent les rapports mathématiques entre les corps ; les « rapports de justice possibles », c’est-à­dire les lois morales qui précèdent les lois positives et les dominent, et régissent les rapports nécessaires entre les êtres intelligents en tant que tels. Montesquieu évoque ensuite, à propos des bêtes, la querelle des animaux­machines, mais la résout implicitement puisqu’il parle du « sentiment » des animaux : « Elles ont des lois naturelles, parce qu’elles sont unies par le sentiment ». Ces lois sont fort semblables à celles qui régissent la conduite de l’homme à l’état de nature : il paraît donc que le chapitre 2 n’est qu’un développement du chapitre 1, appliqué à l’homme. Ce dernier est mentionné enfin comme être physique et comme être intelligent et libre.

L’analyse du texte permet donc de dissiper les malentendus en manifestant l’équivoque des termes. Car le mot loi et le mot rapport qui y est associé n’ont pas le même sens selon les niveaux auxquels se situe Montesquieu.

Au sens « le plus étendu » de la loi, le « rapport » désigne ce qui, dans la sagesse et la puissance de Dieu, a inspiré la création. Par une subsomption significative sous le même concept, il désigne du même coup les relations entre les corps en mouvement et les relations de justice entre les êtres intelligents. Montesquieu raisonne sur la possibilité avant d’envisager l’existence. Le « rapport » s’inscrit dans un ordre ontologique. La comparaison avec le cercle est révélatrice de cette vision essentialiste : rayon et cercle sont liés entre eux par leur définition même, ils s’impliquent.

Or, dans le chapitre 3, le mot rapport ne porte plus sur des essences, mais sur des existences contingentes, objets d’expérience (gouvernements, climats, terrain…). Le transfert du mot, avec toutes ses harmoniques qui marquent la liaison et la nécessité [5], est donc à la fois significatif et dangereux. Montesquieu, par sa définition de l’« esprit des lois », établit les lois des lois, la légalité de la législation positive, il dégage un déterminisme fondé sur l’examen de « chaque peuple » (« j’examinerai »…, chap. 3). La définition inaugurale ne peut dès lors s’appliquer dans le même sens à cette légalité et aux lois ontologiques. Cette méthode déroutante a provoqué des contresens manifestes : lorsque Comte, Durkheim, et d’autres après eux, citent la première phrase de L’Esprit des lois comme un manifeste du déterminisme sociologique, ce ne peut être que par un malentendu [6]

L’expression « nature des choses », qui revêt dans cette phrase inaugurale une signification essentialiste, est lourde de la même ambiguïté. Elle réapparaît, dans L’Esprit des lois, comme expression d’un constat empirique, en rapport avec des institutions humaines [7]. Il s’agit bien d’une nécessité immanente aux phénomènes politiques et sociaux, mais ce n’est plus une nécessité métaphysique.

Ce qui complique encore la notion de loi, c’est la nouvelle définition qu’en donne Montesquieu au chapitre 3 : « La loi, en général, est la raison humaine, en tant qu’elle gouverne tous les peuples de la terre ; et les lois politiques et civiles de chaque nation ne doivent être que les cas particuliers où s’applique cette raison humaine ». Dans cette formulation énigmatique, la loi semble désigner la catégorie générale de la loi positive, puisque la raison humaine ne s’exerce que lorsqu’apparaissent les sociétés : il s’agirait de la capacité d’organiser la vie collective. Elle est conçue comme universelle, mais son caractère normatif (« doivent ») reste ambigu : la rationalité qu’elle exprime est-elle supérieure aux faits sociaux (et la figure du « législateur » prend ici tout son sens), ou automatique, simple déterminisme auquel la législation est soumise ? Auquel cas « raison humaine » serait inadéquat.

Montesquieu semble donc jouer sur le transfert et l’ambiguïté, passer subrepticement d’un type de déterminisme a priori à un déterminisme a posteriori. De là l’extrême embarras des commentateurs, et les tentatives de réduction auxquelles le texte, dans une certaine mesure, les invite. Rien n’est plus aisé que de sauter du début du chapitre 1 au chapitre 3, en omettant comme résidu le développement intermédiaire. De là aussi l’accusation contemporaine de « spinozisme », la recherche des « rapports » à laquelle se livre Montesquieu apparaissant comme la révélation d’un déterminisme immanentiste qui gouverne la nature entière.

Le contexte métaphysique

Il faut, pour préciser la pensée de Montesquieu, en rendre plus clairs les fondements métaphysiques. L’idée qui domine le chapitre 1 est celle d’un monde rationnel dirigé par l’intelligence et la puissance d’un Dieu créateur. Les Pensées prouvent que Montesquieu croit intimement à la création divine du monde et que sa pensée se situe, à cet égard, aux antipodes du matérialisme [8]. On commettrait donc un contresens en considérant le début de L’Esprit des lois comme une simple prudence ou comme le rappel sans conséquence d’une tradition. Montesquieu refuse à la fois la création des vérités éternelles (l’allusion renvoie-t-elle précisément à Descartes ?) et l’idée d’une nécessité aveugle, d’une « fatalité » où il faut voir le pseudo-spinozisme tel qu’on l’a compris et réfuté au XVIIIe siècle [9].

Le postulat d’une légalité rationnelle commande la représentation du monde physique comme du monde moral. La formulation que donne Montesquieu de la loi scientifique est très proche de celles de Descartes et de Malebranche. On lit déjà dans les Lettres persanes que « Dieu ne peut pas changer l’essence des choses » et que les lois du mouvement sont immuables et éternelles [10]. De même que les lois mathématiques expriment la structure de l’univers matériel, des relations invariables entre les êtres intelligents expriment celle du monde moral. Après Spinoza, Montesquieu réfute Hobbes. Dans les Lettres persanes, il avait défini la justice « un rapport de convenance, qui se trouve réellement entre deux choses [11] ». La justice absolue n’est donc qu’un aspect de la rationalité universelle. La loi est à la fois descriptive et normative, elle suppose une « convenance », une finalité fondée dans la sagesse de Dieu. Montesquieu suit le grand mouvement de la métaphysique et de la morale de la fin du XVIIe siècle et du début du XVIIIe ; comme chez Malebranche [12], la loi est un rapport, et s’applique aussi bien à Dieu qu’à l’homme. Même si les théoriciens du droit naturel la définissent d’abord comme le commandement d’un supérieur, ils la rapportent finalement aux « principes de la droite raison », qui expriment la nature des choses, et seraient vrais même si Dieu n’existait pas [13].

Ainsi l’ordre du monde, physique et moral, est à la fois immanent et transcendant, déterminé et finalisé. Les rapports renvoient à une perfection. La légalité naturelle va de pair avec une théologie. Montesquieu projetait d’ouvrir son livre sur l’épigraphe suivante : Lex est ratio summi Jovis.

Cependant ce rationalisme se heurte, en ce qui concerne la nature humaine, au problème du mal et de la transgression de la loi. Le monde humain n’obéit pas aux lois invariables qui devraient le régir. Cet obstacle capital, que Hobbes avait écarté par une option radicale sur la nature humaine et sur la loi, Montesquieu le contourne par des réponses puisées dans la philosophie la plus traditionnelle. Elles allèguent les limites de la nature et la « liberté », l’« ignorance », l’« erreur », les « passions », l’« oubli » de soi, des autres et de Dieu [14]. Dès lors les lois positives de la morale, de la politique, de la religion sont conçues comme les rappels d’une nature perdue, ou qui court le risque de se perdre, comme une réaffirmation normative de ce qui devrait être spontané et découler d’une essence. L’homme est cet être capable de perdre de vue son essence, de s’en écarter. La loi ne devient commandement que par la faiblesse de l’homme : elle devrait être nature. Ce qu’on a appelé l’idéalisme de Montesquieu n’est que ce rappel de l’essence, de la condition normale de l’homme. On ne peut le comprendre que si l’on prend garde à cette inscription de l’absolu moral dans la définition de la créature intelligente.

Il faut prendre au sérieux les idées métaphysiques et morales de Montesquieu, et ne pas être dupe de certaines des Pensées qui dénoncent l’inutilité de la métaphysique [15]. Montesquieu croit à un certain nombre de dogmes fondamentaux, sorte de métaphysique minima qui n’est même pas sentie comme telle, mais comme une certitude immédiate de la raison : certitude que bien d’autres, en ce siècle dit incroyant, et Voltaire d’abord, ont partagée.

« Lois de la nature » et « état de nature »

La notion de loi pose un autre problème, auquel les commentateurs ont apporté des réponses diverses : celui des rapports entre la pensée de Montesquieu et la théorie du « droit naturel », avec les idées connexes d’« état de nature » et de contrat.

Au XVIIIe siècle, les critiques traditionalistes reprochent à Montesquieu d’avoir ignoré le droit naturel. Crevier, en 1764, dans ses Observations sur le livre De l’esprit des lois, déplore qu’il y soit « réduit presque à rien ». L’universalisme rationnel des philosophes inspire des réactions semblables, par exemple dans les notes de Condorcet sur le livre XXIX, parues dans le Commentaire de Destutt de Tracy en 1819. On sait que Rousseau reprochait à Montesquieu de n’avoir pas traité des principes du droit politique [16].

Inversement la critique de tendance sociologique, depuis Auguste Comte, le loue d’avoir abandonné la vieille ornière du droit a priori, et de ne s’être intéressé qu’aux rapports réels. On a tenu pour certain qu’il méprisait les spéculations sur l’état de nature et ignorait le contrat (Althusser).

La difficulté que présente à cet égard le second chapitre du livre I tient à la signification que Montesquieu y donne aux « lois naturelles ». Elles sont formées, nous l’avons vu, des instincts primitifs de l’homme comme animal, à peine doué de connaissance. Robert Shackleton a analysé le contenu de ce que Montesquieu désigne dans L’Esprit des lois par « loi naturelle » et « droit naturel » : outre les sentiments évoqués dans ce chapitre 2, ce sont la reproduction et la maturité intellectuelle à un certain âge, l’égalité, la « défense naturelle », la « pudeur naturelle », le devoir pour les parents d’élever et nourrir leurs enfants, le respect du fils pour sa mère, de la femme pour son mari [17] …. La plupart de ces lois n’ont rien de normatif. Montesquieu semble donc mettre la conduite humaine en rapport avec la seule nature positive, physique, de son être, en quoi il revient, selon Robert Shackleton, à la tradition antique des Institutes d’Ulpien : Jus naturale est, quod natura omnia animalia docuit [18].

Tout se passe en réalité comme si Montesquieu situait le contenu du droit naturel normatif et moral à un niveau supérieur, celui des lois générales des « êtres intelligents », qui sont des « rapports de justice possibles » (I, 1). Il écrivait dans ses Pensées : « Les actions humaines sont le sujet des devoirs. C’est la raison qui en est le principe, et qui nous rend propres à nous en acquitter. Ce serait abaisser cette raison que de dire qu’elle ne nous a été donnée que pour la conservation de notre être : car les bêtes conservent le leur, tout comme nous [19] ». Il ne nie donc absolument pas le « droit naturel » classique, mais le fait intervenir sur un plan supérieur à celui de l’« état de nature », où l’intelligence de l’homme n’est pas encore développée. Le droit naturel suppose des connaissances qui ne sont pas acquises dans l’état primitif tel qu’il le suppose.

C’est pourquoi, au début du chapitre 3 du livre X, il distingue la « loi de la nature » (la conservation des espèces) et la « loi de la lumière naturelle » (ne pas faire à autrui ce qu’on ne voudrait pas qu’il nous fasse). Il dissocie les « lois de la nature » et les « rapports de justice », objet du droit naturel classique. Ainsi s’expliquent les perplexités des interprètes, et l’idée probablement fausse d’une sorte d’empirisme scientifique qui serait en rupture avec la tradition. Montesquieu opère un simple déplacement.

Même s’il l’évoque très rapidement, il conserve également l’idée d’un « état de nature », fondement de son enquête sur les lois naturelles. On connaît le rôle important que joue cette hypothèse dans la réflexion morale et politique des XVIIe et XVIIIe siècles, de Hobbes et Grotius à Rousseau. Elle consiste en une expérience imaginaire (ce que signalent ici les conditionnels, au début de I, 2) sur ce que serait ou aurait été l’état de l’homme, si l’on fait abstraction des acquisitions de la civilisation et de l’état civil et politique où entrent les hommes dès qu’ils s’assemblent. Ce concept explicatif et critique permet de mieux juger de l’état présent, et de le juger.

La réflexion de Montesquieu, qui simule ici cette régression, s’inscrit donc dans une tradition bien établie d’anthropologie fictive et rationnelle. Une telle démarche couvre toujours une idéologie [20]. Le dessein de Montesquieu dans ce chapitre 2, est manifestement de combattre l’anthropologie pessimiste de Hobbes. Il imagine une humanité naturellement pacifique et craintive, que l’union des sexes, l’instinct et les premières lueurs de la raison rendraient sociable. La nature physique de l’homme le destine à vivre avec ses semblables. La fable des « bons troglodytes » dans les Lettres persanes, et plusieurs des Pensées renvoient cette image d’une harmonie sociale spontanée avant l’institution des lois [21].

Du projet du Traité des devoirs à L’Esprit des lois Montesquieu n’a pas varié : sa conception de l’état de nature révèle une option optimiste sur la nature humaine, qui fonde la possibilité ultérieure d’une harmonie légale, d’une « modération » du gouvernement, d’un droit primitif de la nature humaine contre le despotisme et contre toutes les atteintes portées à la personne par des lois violentes (esclavage, conquête, lois contre la « pudeur » et la « défense naturelle »… ).

Le « contrat » est un autre concept analytique, en relation étroite avec celui d’état de nature, qui permet de fonder et de juger les principes de l’association politique. Sa fonction idéologique est identique. On a prétendu que Montesquieu n’avait que mépris à son égard, et on croit le prouver en citant la Lettre 94 [91] des Lettres persanes : « Je n’ai jamais ouï parler de droit public, qu’on n’ait commencé par rechercher soigneusement quelle est l’origine des sociétés ; ce qui me paraît ridicule. Si les hommes n’en formaient point, s’ils se quittaient et se fuyaient les uns les autres, il faudrait en demander la raison […] ; mais ils naissent tous liés les uns aux autres ; un fils est né auprès de son père, et il s’y tient : voilà la société, et la cause de la société ». Montesquieu ne distingue pas, dans ce texte, la société instinctive, pré-contractuelle, et la société civile constituée. Cette continuité va de pair chez lui avec l’idée de sociabilité naturelle. Mais, en dehors d’autres textes où l’idée de contrat se présente comme une évidence [22], elle domine implicitement le début du chapitre 3 du livre I, sous des formulations telles que « établissement » des lois, « réunion de toutes les forces » et « réunion des volontés ». Le texte suggère que la loi positive, liée à l’état social, n’apparaît qu’avec la raison humaine : l’instauration de la société est l’œuvre de la raison, il existe un « droit politique général, qui a pour objet cette sagesse humaine qui a fondé toutes les sociétés », comme l’écrit Montesquieu au livre XXVI, chapitre 1. Cette matrice générale et universelle de la loi organise la vie des hommes en société. Montesquieu affirme ainsi la validité hypothétique de principes absolus inspirés par la « lumière naturelle », qui complète la « loi naturelle » instinctive [23].

Montesquieu croit donc à l’existence d’un « droit politique général » ; mais l’expérience ne présente que le « droit politique particulier » de chaque nation (XXVI, 1). La raison a une vocation universelle ; mais elle est aussi aux prises avec les faits, soumise à la nécessité d’une adaptation au donné naturel. Cette double fonction de la raison, et la stratification apparemment claire des lois (lois métaphysiques, lois de la nature instinctive, lois positives) sont grosses de tensions difficiles à surmonter. Un conflit inévitable surgit entre la nécessité des rapports essentiels et la nécessité immanente aux faits sociaux étudiés dans leur environnement empirique. De là l’union intime, dans L’Esprit des lois, et la contradiction entre l’idéalisme rationnel et moral et l’empirisme d’où Montesquieu dégage une autre forme de rationalité et un autre type de rapports.

Cette union et cette contradiction apparaissent clairement dans le premier livre. Le texte révèle une continuité lexicale entre la « nécessité » des lois générales et celle des lois empiriques. Montesquieu pose implicitement les principes d’une nécessité positive des faits humains, mais le modèle initial reste de nature essentialiste et rationnelle. Il y a à la fois continuité et rupture entre le rationalisme métaphysique et le rationalisme expérimental. Le présupposé d’une structure du monde, d’une lisibilité des rapports reste le même : issu de la philosophie du XVIIe siècle, de Malebranche, de Clarke, il est transposé dans l’ordre de l’expérience.

En ce qui concerne la relation entre Montesquieu et la tradition du droit naturel, on constate la même continuité et la même rupture. La morale rationnelle du jurisnaturalisme intervient au début de L’Esprit des lois, et dans le cours de l’ouvrage, comme une instance fondamentale de la définition de l’homme et du jugement sur les institutions ; c’est par un simple déplacement, nous l’avons vu, qu’elle n’apparaît pas dans la description des « lois » de la nature instinctive. Selon certains commentateurs, qui insistent plus encore sur la continuité, Montesquieu aurait seulement développé systématiquement l’étude des rapports des lois à leurs conditions, que les théoriciens du droit naturel avaient indiquée comme une possibilité [24]. En réalité, cette étude atteint chez Montesquieu un tel point de conscience et de maturité, qu’on est contraint de constater une rupture, comme l’ont souligné les historiens de la sociologie. Il faut donc penser, à cet égard aussi, la discontinuité dans la continuité, et c’est ce qui rend si difficile de marquer la position de Montesquieu dans l’évolution de la science politique et sociale.

Peut-être faut-il remettre en cause, pour en comprendre les ambiguïtés, l’opposition entre l’empirisme et le rationalisme, issue d’une philosophie postérieure et lourde d’anachronismes [25] ; mais on ne peut douter non plus que leur conjonction ne parvienne chez Montesquieu à un état de crise et de dissolution.

Notes

[1Nouvelles ecclésiastiques, octobre 1749, citées dans la Défense de L’Esprit des lois ; Montesquieu, Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, t. II, p. 1122 [OC, t. 7, p. 24]. Toutes nos citations renvoient à cette édition [entre crochets, renvois à la numérotation des Pensées suivant l’ordre du manuscrit].

[2Émile Durkheim, La Contribution de Montesquieu à la constitution de la science sociale, thèse latine de 1892, dans Montesquieu et Rousseau précurseurs de la sociologie, éd. Georges Davy, Paris, 1953, p. 54 et passim. Chaque chapitre de cette thèse se termine par des regrets sur l’inachèvement de la pensée sociologique de Montesquieu. Louis Althusser, Montesquieu, la politique et l’histoire, Paris, 1969, p. 39-41.

[3Voir en particulier Robert Shackleton, Montesquieu, a critical biography, Oxford, 1961, chapitre XI ; Jean Ehrard, L’Idée de nature en France dans la première moitié du XVIIIe siècle, Chambéry, 1963 ; Mark H. Waddicor, Montesquieu and the Philosophy of Natural Law, La Haye, 1970 ; Simone Goyard-Fabre, La Philosophie du droit de Montesquieu, Paris, 1973.

[4Pensées, n° 615 [n° 1266], Pléiade, t. I, p. 1140 ; note des Pensées, n° 489 [n° 209], t. I, p. 1035.

[5Voir les reprises du mot « rapports » au début de I, 1 et à la fin de I, 3 ; « dérivent », I, 2, début et « coulent », I, 3, fin.

[6Voir encore le Dictionnaire critique de la sociologie de Raymond Boudon et François Bourricaud, Paris, 1982, art. « Montesquieu », p. 371.

[7Voir L’Esprit des lois, III, 3 ; XV, 6 et 7 ; XXVI, 20. Montesquieu emploie souvent l’expression « nature de la chose ».

[8Pensées, n° 615 [n° 1266], t. I, p. 1137 ; n° 673 [n° 1246], p. 1176-1177 ; n° 2069 [n° 2095], p. 1540, etc.

[9Pensées, n° 615 [n° 1266], p. 1138.

[10Lettres persanes, Lettre 69 [éd. de 1721 : Lettre 67], éd. Vernière (Classiques Garnier), p. 150 ; Lettre 97 [Lettre 94], p. 200.

[11Lettre 83 [Lettre 81], p. 174.

[12Malebranche, Méditations chrétiennes, IV, 8 : « Les rapports de perfection sont des vérités en même temps que des lois immuables et nécessaires (...). Ces vérités font l’ordre, que Dieu même consulte dans toutes ses opérations » (cité par Waddicor, ouvr. cité ci-dessus note 3, p. 188, qui se réfère aussi à Clarke).

[13Voir Waddicor, p. 190-191, et Lettres persanes, Lettre 83 [Lettre 81].

[14Sur la liberté, voir Lettres persanes, Lettres 69, 83 [Lettres 67, 81], L’Esprit des lois, XII, 2, Spicilège, n° 336 (Bibliothèque de la Pléiade, t. II, p. 1310) : « La liberté est en nous une imperfection ; nous sommes libres et incertains, parce que nous ne savons pas certainement ce qui nous est le plus convenable ». La préface de L’Esprit des lois renvoie un écho très net de ce qu’il appelle ici l’« oubli » : l’homme « est également capable de connaître sa propre nature lorsqu’on la lui montre, et d’en perdre jusqu’au sentiment lorsqu’on la lui dérobe ».

[15Pensées, n° 106 [n° 939], t. I, p. 1101, et n° 2060 [n° 202], p. 1536.

[16Émile, livre V, Rousseau, Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, t. IV, p. 836.

[17Montesquieu, a critical biography (ouvr. cité ci-dessus note 3), p. 250.

[18Ibid., p. 251-260. Waddicor, au début de son livre, critique cette interprétation.

[19Pensées, n° 597 [n° 220], t. I, p. 1126.

[20Voir par exemple la belle analyse de la conception lockienne de la propriété dans Crawford B. Macpherson, La Théorie politique de l’individualisme possessif. De Hobbes à Locke, Paris, 1971.

[21Pensées, n° 615 [n° 1266] , 616 [n° 1267], t. I, p. 1139-1140 ; 589 [n° 1607], p. 1081.

[22Waddicor (ouvr. cité ci-dessus note 3), p. 92-99, réunit et étudie les textes des Pensées et de L’Esprit des lois où est évoqué le contrat. Voir aussi les extraits présentés par Jean Ehrard, De l’esprit des lois, Classiques du peuple, 1969, p. 31.

[23Voir L’Esprit des lois, X, 3. Ces « principes », Montesquieu en pose dans I, 3 l’existence à propos du droit des gens, dont il se fait une conception largement normative et idéaliste : c’est le « droit civil de l’univers » (XXVI, 1).

[24Surtout Waddicor, ouvrage cité.

[25Voir J. Ehrard, L’idée de nature […], passim.