Confessions d’un dix-huitiémiste (2003) Première publication : Être dix-huitiémiste, Sergei Karp dir., Ferney-Voltaire, Centre international d’études du XVIIIe siècle, 2003, p. 141-152

Confessions d’un dix-huitiémiste

Première publication : Être dix-huitiémiste, Sergei Karp dir., Ferney-Voltaire, Centre international d’études du XVIIIe siècle, 2003, p. 141-152

Parler de soi me paraît un exercice disgracieux, même si l’on ne doit donner à son propos que la valeur modeste d’un témoignage. C’est la Vieillesse aux pas tardifs qui regarde derrière elle, et considère le chemin parcouru avec plus de plaisir que celui qu’il lui reste à parcourir. Et que choisira-t-on de dire ? Celui qui ne dit pas tout cache une partie de la vérité, d’une vérité que lui-même d’ailleurs ne connaît pas, et qui n’existe pas. Résignons-nous à vivre et à penser dans l’erreur, l’illusion, le mensonge, essayons de ruser avec eux et de prononcer quelques paroles probables.

Lorsqu’on a fait d’une période de notre histoire et de notre littérature un objet privilégié et presque exclusif d’étude, que les années, loin d’émousser ce goût, l’ont sans cesse confirmé, comment ne pas supposer qu’une profonde affinité y appelait ? Je ne crois pas que le seul hasard, ou des convenances et des calculs de carrière suffisent à expliquer un certain degré d’attachement et de passion. Hasards et calculs ne sont alors que des occasions qui révèlent ou favorisent cette vérité de nous-même qui veut s’exprimer, cette délectation prévenante qui nous porte à aimer.

C’est pourquoi j’ai longtemps caressé l’idée d’un recueil de récits de vocation, où des dix-huitiémistes expliqueraient comment ils le sont devenus. Le présent ouvrage accomplit et dépasse ce vœu.

Dans une conférence prononcée au Xe Congrès des Lumières à Dublin, j’affirmais ma croyance à une vocation de dix-huitiémiste, je revendiquais le droit de mythifier et le siècle et la relation qui m’unit à lui. Je supposais que la forêt de Compiègne, ses chemins, ses carrefours, tels que le XVIIIe siècle les avait presque intégralement dessinés et nommés, étaient le lieu poétique de ma rencontre avec lui. Ce n’était là que l’aimable fiction d’un possible. J’ai d’autres hypothèses, ou d’autres certitudes.

Dans l’institution religieuse de Compiègne où j’ai fait toutes mes études secondaires, et dont le héros éponyme était Guynemer, mon professeur de français en classe de première était un prêtre [1], homme de foi, éclairé et très cultivé qui vouait une admiration toute particulière à Marivaux, et consacrait à l’étude du XVIIIe siècle une importante partie de l’année. Je pense que c’est là que j’ai appris à aimer Voltaire, tant il est vrai qu’il est une « figure de l’histoire de l’Église » [2], comme beaucoup l’ont compris.

Je crois pourtant connaître le moment qui a décidé de tout. Je pouvais alors avoir dix-huit ans, j’aimais lire en me promenant, soit dans la forêt de Compiègne, soit dans le parc du château, surtout lorsque je rentrais de dures périodes de travail dans une khâgne parisienne. C’est ainsi, par une matinée d’hiver claire et froide, dans l’allée de tilleuls qui borde le petit parc vers la ville, que j’ai ouvert et lu avec transport les Pensées de Montesquieu dans l’édition partielle qu’en a donnée Bernard Grasset sous le titre de Cahiers. J’éprouvais un inconcevable bonheur à me pénétrer de ces fragments qui me paraissaient dire des vérités d’une simplicité et d’une évidence admirables, mais non sans quelque ombre, quelque mystère, quelque réticence dans leur brièveté. Maintenant encore, je ne peux lire, par exemple, « chaque homme est proprement une suite d’idées qu’on ne peut pas interrompre », sans en recevoir la même impression.

C’est pourquoi, au moment du diplôme d’études supérieures, appelé ensuite mémoire de maîtrise, où l’étudiant exprimait vraiment pour la première fois un choix personnel, j’ai passé une année avec Montesquieu, sous la direction de Jean Fabre. Le fait en lui-même compte moins que la tendance qu’il révélait, et qui s’est confirmée sous plusieurs formes. Un excellent et très libéral usage laissait à l’étudiant le choix des textes qui accompagnaient le mémoire écrit, et sur lesquels il était interrogé à la fin de l’année ; le mien se porta sur Thucydide, Tite-Live, Tocqueville, alors peu célébré. J’entrais en XVIIIe siècle par un chemin peu « littéraire », dans le sens étroit où l’on a trop souvent pris le mot ; mais c’est sans doute la vertu de ce siècle que de faire tomber les frontières, de mêler les savoirs, et de rendre à la pensée un peu de l’unité qu’elle avait encore au temps de l’Encyclopédie . Cette vertu ne lui est évidemment pas attachée de façon exclusive, il s’en faut, et l’évolution des disciplines qui découpent notre université et notre recherche, en dehors de toute « interdisciplinarité » souvent plus affichée que réelle, va déjà depuis longtemps dans le sens des échanges, des superpositions et des mélanges. Nous avons tous plus ou moins profité de transferts de « concepts » et de « méthodes », même si nous considérions avec une juste méfiance des modèles de savoir dont l’empire était pesant et qui, soumis aux modes et aux compétitions dogmatiques des individus ou des écoles, passaient avec elles.

À vrai dire, à un âge, le seul sans doute, où l’on peut lire avec une capacité d’accueil et une gratuité encore préservées, où les facultés d’imagination, d’illusion et d’erreur sont presque intactes, j’aurais pu suivre d’autres chemins. J’aimais avec excès Jules Laforgue, et combien d’autres m’ont fait signe, comme cela arrive à tout le monde. Jean Boudout, dont je garde un souvenir tout particulier parmi quelques admirables professeurs du lycée Henri IV, aurait pu m’attirer vers ce XIXe siècle qu’il connaissait si intimement. Mais peut-être Robert Mauzi à l’École, Jean Fabre et René Pintard à la Sorbonne ont-ils su confirmer un penchant plus profond. C’était une grande chance, au moment où l’université en pleine croissance s’ouvrait plus largement à de jeunes agrégés destinés à l’enseignement secondaire, de recevoir les conseils, l’exemple et l’appui de tels maîtres, de commencer sa carrière dans le brillant épanouissement de la recherche dix-huitiémiste. Combien de grandes thèses, parues depuis les années 50 ou sur le point de paraître, étaient susceptibles d’entraîner ou de décourager le débutant, selon l’humeur du moment ! Il est certain qu’il y a eu là, dans les années 60, l’impression d’un départ, dans un moment intermédiaire où les conditions institutionnelles en instance de mutation, une situation universitaire en déséquilibre contenu ont fourni les conditions favorables à une éclosion de talent et de force. La crise de 1968 n’allait effacer un déséquilibre que pour le remplacer par d’autres, jusqu’à créer ces monstres suradministrés que nous connaissons, avec des professeurs surchargés d’enseignement et de charges annexes, et une recherche qui succombe trop souvent aux tentations du court terme, de l’occasion et de la quantité. Du moins, dans ces quarante années qui nous conduisent jusqu’à notre présent incertain, a-t-on vu apparaître et s’imposer des pratiques de travail inconcevables auparavant, les « équipes de recherche », les grands projets collectifs, les sociétés de dix-huitiémistes, nationales et internationale. Il y a fallu le nombre, nouvelle donnée inséparable de notre société, mais aussi et surtout l’enthousiasme, la conviction, l’opiniâtreté de ceux qui ont cru à la mise en commun du savoir et de l’action, qui ont créé des structures, lancé des projets, y ont intéressé des collaborateurs dans le monde entier, et les ont menés à bien.

Voilà le monde dans lequel j’entrais au début des années 1960. Lorsque René Pintard m’avait proposé un sujet de thèse sur le Dictionnaire de Bayle et le combat philosophique au XVIIIe siècle, j’étais donc devenu « dix-huitiémiste », comme on ne disait pas encore. J’avais une autre chance : la thèse d’Élisabeth Labrousse paraissait, elle portait, sur la vie de Bayle, sa formation, sa pensée philosophique et théologique, un éclairage neuf et qui permettait de considérer le rapport qui l’unit à sa postérité de façon beaucoup plus problématique. Et puis ceux qui ont connu Élisabeth Labrousse n’oublieront sans doute jamais sa générosité, sa passion intellectuelle, la joie de connaître qui l’animait. Son érudition était immense, et elle était vivante. Par son exemple comme par son œuvre, elle invitait à une souplesse dans la compréhension des positions religieuses marginales, indécises et obscures, qui sera difficilement imitée. On a vu, après elle, Bayle se transformer en calviniste outré, ou revenir à un scepticisme ou à un athéisme assez conformes aux images qu’on s’était faites de lui auparavant. Tant il est vrai que l’on n’aime guère le mélange et l’indécision. Tous les ouvrages importants sur Bayle, depuis celui d’Élisabeth Labrousse, ont paru en Italie. Comment expliquer la fascination qu’il semble y exercer, sinon par la subtilité qu’y retrouvent des esprits experts dans l’exercice et l’analyse de la libre pensée ? La liberté est un risque, et pour celui qui la pratique, et pour ceux qui le regardent la pratiquer. Bayle nous met constamment à ce risque, il nous égare, il semble que jamais nous ne parviendrons à joindre les pièces de l’immense machine qu’est le Dictionnaire historique et critique. C’est un grand motif de frustration. La critique (littéraire, philosophique, et enrichie de toutes les sciences proches que l’on voudra) n’a cessé d’inventer et d’essayer des méthodes pour maîtriser les œuvres. Bayle résiste, il nous met en demeure de penser une œuvre radicalement non maîtrisable, sous la forme apparemment rassurante d’un dictionnaire. Nous n’en finirons jamais avec lui. Et l’on ne voit pas que dans la floraison actuelle des thèses, il y en ait beaucoup qui osent s’y attaquer.

Tant mieux. Car les obstacles qu’il nous oppose sont difficiles à surmonter, d’autant plus difficiles qu’ils sont culturels et nous le rendent à certains égards incompréhensible. Notre époque obsédée de linguistique et de poétique n’est pas prête à accueillir, comme elle devrait l’être, une œuvre dominée par une irréductible exigence et une ivresse de logique, qui se plaît sans mesure aux grands édifices des preuves, des objections, des rétorsions, dans un jeu de l’erreur et de la vérité dont les figures ne promettent ni ne laissent espérer aucune issue, aucun repos de la raison. Il faut peut-être chercher là, comme chez tant de maîtres obscurs de philosophie, l’origine de cet usage assoupli et subtil de la logique qui caractérise tant d’écrivains du XVIIIe siècle, et d’abord Diderot. Le jeune Bayle écrit dans ses carnets, le lendemain de sa conversion (qui fut brève) au catholicisme : « Postera die iterum Logicus » [3]. Que nos lendemains et les lendemains de nos lendemains soient consacrés à la vigilance logique et critique. Ce sera la meilleure façon de participer à la fête de l’intelligence à laquelle nous convient Bayle, et avec lui cette part du XVIIIe siècle que nous aimons le plus.

Le second obstacle tient à la place occupée par la religion dans ces jeux de la raison, aux combinaisons étranges qu’elles forment entre elles, qui égarent l’interprète, et qui deviennent de moins en moins compréhensibles à mesure que s’accentue la déculturation religieuse. Très vite, au XVIIIe siècle, Bayle a été mal compris en pays catholiques, mais aussi de la part des protestants rationaux. Mais cette difficulté de compréhension a gagné de nos jours les « philosophes » eux-mêmes. Nous constatons combien Voltaire devient étranger à des étudiants qui ignorent tout de la tradition judéo-chrétienne et de ses fondements scripturaires. Terrible retour de la complicité qui le lie nécessairement à celle qu’il voulait « écraser » ! Il est emporté lui-même dans l’oubli où elle est généralement tombée parmi nous. Il y a là, n’en doutons pas, un danger pour la survie de pans entiers du XVIIIe siècle, à mesure que s’efface une culture chrétienne qui en était inséparable.

Tout n’est pas perdu sans doute. Pour faire vivre Voltaire, il faut l’aimer. Aimons-le, et très tendrement, demandons-lui de nous inspirer, si possible, toute la salubre méchanceté qu’il exigerait de nous pour chasser les imposteurs intellectuels, les faux-monnayeurs du langage, les cafards et les pédants impudents, qui sous des apparences séduisantes reviennent sans cesse occuper la scène et recevoir l’admiration du public. Demandons-lui de faire naître des vocations, car cette vigne a besoin d’ouvriers.

J’ai été témoin, il y a quelques années, à l’occasion de la publication d’un livre sur Voltaire et la tolérance, d’une scène étonnante : dans l’amphithéâtre Jean-Paul II de l’Institut catholique de Lyon, toute l’assistance fut invitée à écouter debout la prière à Dieu du Traité sur la tolérance, lue avec émotion par le doyen de la faculté de théologie. Combien Voltaire a dû en rire, des Champs Élysées où il se promène en conversant avec Bayle et Spinoza !

Toute ma carrière universitaire s’est déroulée à Lyon, où Robert Mauzi, qui y était alors professeur, m’avait suggéré de présenter ma candidature à un poste d’assistant. Au moment où commençaient à se créer des équipes de recherche, le doyen de la faculté des lettres, Jean-René Derré, a compris qu’il ne fallait pas manquer cette nouvelle orientation de l’université. C’est ainsi qu’est né le Centre d’étude du XVIIIe siècle, qui a été reconnu par le CNRS, peut-être grâce à un programme d’apparence pluridisciplinaire (quelques historiens de Lyon y ont d’abord collaboré, autour de l’histoire de Trévoux et de la Dombes, mais de façon éphémère, la véritable collaboration est venue ensuite), et très conforme au grand rêve de notre époque : celui d’une maîtrise de plus en plus complète, illimitée, grâce aux techniques informatiques, d’une masse documentaire elle-même illimitée. Des chercheurs qui ont les premiers contribué à ouvrir ces perspectives dans nos disciplines et ont profondément marqué nos pratiques de dix-huitiémistes, au premier rang desquels Jean Sgard, avaient lancé, au début des années 1960, l’idée simple qu’en unissant les bonnes volontés on allait indexer toute la presse littéraire des XVIIe et XVIIIe siècles, et qu’on allait ainsi offrir à la recherche des possibilités inouïes. Une fiche modèle de dépouillement prenait en compte toutes les informations qui pourraient jamais être utiles.

Lyon avait donc bravement jeté son dévolu sur les Mémoires de Trévoux, sans toutefois aller au-delà de la destruction des jésuites. L’ingénieur d’études du Centre, Pascale Ferrand, se souvient des monceaux de cartes perforées, qu’elle devait porter à Paris pour les faire traiter par les ordinateurs de la Maison des Sciences de l’Homme. La fiche de dépouillement fut simplifiée. Le Centre d’Étude des XVIIe et XVIIIe siècles de la Sorbonne continua assez longtemps de diriger l’entreprise, et la fit évoluer au gré des nécessités ou des nouveautés techniques ; quelques années y furent choisies pour éprouver les méthodes (1768 et 1778) ; mais ceux qui étaient partis avec un bel enthousiasme avaient depuis longtemps succombé sous le poids écrasant d’ambitions irréalisables avec les moyens de l’époque, qui nous paraissent maintenant archaïques. Le Centre de Lyon a réussi à dépouiller la plus grande part des Mémoires de Trévoux, qui, par suite du malheur survenu à un disque dur, dort à l’état de « sauvegarde ».

De cet épisode, qui ne fut pas bref, je tire plusieurs leçons qui, sauf la dernière, n’ont rien d’original. D’abord, que la recherche moderne est à la merci de techniques si évolutives qu’elle court le risque, moins connu auparavant, d’obsolescence rapide ; ensuite, que la croissance indéfinie de l’information, grâce à la numérisation d’immenses corpus, à leur publication électronique et aux possibilités de recherche automatique, ne donnera probablement qu’une impression éphémère de nouveauté et de maîtrise, l’échelle de mesure se modifiant sans cesse et le chercheur se situant dans un nouveau module de repérage et d’appréciation ; que, par voie de conséquence, les vraies chances de la recherche se situeront toujours dans les angles obscurs que n’atteignent pas les projecteurs, ou au croisement aveuglant de leurs faisceaux ; qu’il faudra toujours imaginer et construire un objet, et faire de ce qu’on aura trouvé un ouvrage, c’est-à-dire lui donner une forme lisible ; et que d’ailleurs nous ne savons le plus souvent ce que nous cherchons que lorsque nous l’avons trouvé.

Enfin, j’en conclus que la Providence, par des voies indirectes, comme elle en est coutumière, fait très bien ce qu’elle fait. Car le dépouillement apparemment peu fructueux des Mémoires de Trévoux a été pour l’équipe lyonnaise l’occasion de s’intéresser à la presse périodique, de tracer un long sillon dans un terrain jusque-là peu cultivé, de conquérir ainsi sa place et d’affirmer son originalité.

Parlons d’abord de l’équipe. Je et nous vont désormais souvent se confondre, le second désignant des cercles de largeur variable, et qu’il ne sera pas toujours facile de déterminer. D’abord les collègues de Lyon et de Saint-Étienne, et surtout Claude Labrosse (nous avons signé plusieurs livres en commun [4]), et des chercheurs du CNRS, Jean-Claude Bonnet puis Chantal Thomas ; l’équipe grenobloise de Jean Sgard, et aucun d’entre nous n’oubliera Michel Gilot, qui hélas nous a quittés trop tôt ; tous ceux, français, allemands, hollandais, américains, dont les intérêts côtoyaient les nôtres et avec lesquels nous avons noué des relations continues ; et j’y peux ajouter enfin l’équipe de Jean Ehrard à Clermont, qui, travaillant dans d’autres domaines, fut cependant pour nous un modèle au début de notre parcours ; et, si mon propos n’était pas rétrospectif, j’évoquerais encore Jean Ehrard et l’équipe qui édite les Œuvres complètes de Montesquieu.

Parlons donc de l’équipe. Grâce à la confiance que lui ont faite l’Université Lyon 2 et le CNRS, elle a eu pour elle la durée, et c’est considérable. Je ne sais comment fonctionnent des équipes éphémères qui se réunissent autour d’un programme bref et circonscrit, imposé par un « appel d’offre ». Peut-être cette formule convient-elle à d’autres disciplines. Mais il me semble que ce que nous avons réalisé demandait de la continuité et de la maturation, que la pénétration dans le monde complexe de l’information aux siècles classiques, le long détour par le journal révolutionnaire pour revenir ensuite aux gazettes politiques qui l’avaient précédé, tout cela obéissait à une logique, tout se confirmait et se nourrissait progressivement et réciproquement. L’équipe a eu aussi pour elle, ce qui est sans doute l’essentiel, l’entente, la cohésion, la permanence de ses membres, peu nombreux, mais fermes et solides dans la réalisation des projets.

La proximité de Grenoble et de l’équipe de Jean Sgard, qui consacrait une part importante de ses activités aux journaux et préparait le grand Dictionnaire de la presse, a été une chance supplémentaire. Que d’entreprises, que de concertations en commun ! Lorsqu’on se souvient avec autant de plaisir que je le fais de réunions à Grenoble, à Lyon, à La Côte-Saint-André, à Vizille, c’est le signe que l’identité ou la proximité des intérêts dits « scientifiques » allait avec la sympathie et l’amitié, se confondait avec elles, et venait peut-être à se fonder sur elles. C’était plus et autre chose que la sociabilité universitaire des colloques, dont on s’est moqué parfois, sans vouloir y démêler le bon, qui me paraît évident, et le mauvais, c’est-à-dire l’usage purement utilitaire et circonstanciel auquel la machine de production et de reconnaissance universitaires enchaîne de jeunes chercheurs, et de moins jeunes.

Comment expliquer une fréquentation aussi longue et aussi assidue des journaux de la part de chercheurs « littéraires » ? Les Mémoires de Trévoux en avaient été l’occasion première. Encore était-ce un « journal » de « littérature », au sens de l’époque, c’est-à-dire, ce qui confond nos catégories héritées du XIXe siècle, comprenant toutes les « sciences ». Parler de « littérature » au XVIIIe siècle, c’est se placer dans un point de vue encyclopédique, même si une évolution sensible en limite et en déplace le sens à mesure que l’on avance dans le siècle. C’était le but du dépouillement collectif des périodiques que d’embrasser cette totalité. Et, quelles que soient les voies que l’on emprunte, les journaux resteront une source fondamentale, d’un maniement beaucoup moins simple que les dictionnaires encyclopédiques, mais aussi d’une plus grande sensibilité à la diversité des cultures et à la variabilité des temps. À cet égard, un grand journal est déjà à lui seul un grand prisme. Mais, quel que soit l’intérêt des monographies (et il en existe de très utiles), le point de vue souhaitable paraît être celui de la pluralité, de la connexion et du jeu des composantes dans un système d’information, donc, en ce qui concerne les journaux, de savoirs et de choix culturels qui caractérisent une époque, un moment. C’est ce que d’emblée nous avions voulu saisir dans l’espace circonscrit et maîtrisable d’une année, lorsque avec l’équipe grenobloise nous avions tenté de définir par la presse les orientations et les traits caractéristiques de l’année 1734. L’analyse quantitative de la « bibliothèque idéale » de cette année d’après les comptes rendus de tous les journaux de langue française était conforme, dans son esprit et ses méthodes, aux propositions de François Furet et de ceux qui travaillaient avec lui dans Livre et Société. Mais ce que par là nous cherchions surtout, c’était déjà la compréhension du phénomène périodique en lui-même, sous tous ses aspects et dans la façon dont il filtre, organise l’ensemble des faits sociaux et culturels, leur donne forme et les inscrit dans la perception ordinaire du présent et dans la mémoire immédiate qui les recueille. Claude Labrosse a été celui qui, en relation avec une grande thèse sur la lecture de La Nouvelle Héloïse, a contribué le plus fortement à imprimer à notre équipe ce mouvement de recherche, et à fonder sur des bases théoriques une vision et un usage du périodique qui en respectent et en restituent la fonction propre et autonome. Il s’agissait de ne plus séparer le message de presse de son médium de communication, de refuser par conséquent l’usage purement documentaire que l’histoire en a généralement fait. Les sciences de l’information et de la communication étaient alors dans leur essor ; même si notre objet et notre rapport aux textes nous ont tenus à l’écart de cette nouvelle discipline, tournée presque exclusivement vers les phénomènes contemporains, nous tenions à n’y être pas étrangers ; aussi Claude Labrosse et moi avons participé aux premiers congrès de la Société française de l’Information et de la Communication, en 1976 et 1984, et des relations de travail régulières avec des collègues littéraires ou philosophes qui s’engageaient à Lyon II dans cette nouvelle voie, Jean-François Tétu et Maurice Mouillaud, ont été parmi les plus fécondes.

Ainsi, de l’événement médiatique moderne, nous sommes remontés à l’événement archaïque du XVIIIe siècle à propos de l’attentat de Damiens, et l’analyse des journaux de 1789 nous a conduits à nous situer dans ce moment critique où la presse ancienne cède brutalement la place à une expression politique effervescente, mais dans une situation complexe où les formes anciennes et les formes nouvelles se côtoient encore. Chacun de ces programmes d’étude a supposé une longue mobilisation, la constitution et l’exploitation de larges bases documentaires. Enfin, par un déplacement qui nous a paru s’imposer et que préparait tout le travail antérieur, nous sommes passés du journalisme libéré et novateur de la Révolution à celui qui l’a précédé, sous obédience ou sous surveillance des grands États absolutistes. Il y avait là un vaste domaine auquel on ne s’était guère intéressé depuis Hatin. Quelques ouvrages importants, dans les années 1980, avaient ouvert la voie (celui de Gilles Feyel sur la Gazette de France, celui de Jeremy Popkin sur la Gazette de Leyde) ; le Dictionnaire des journaux de Jean Sgard, à cet égard comme pour le reste de la presse périodique, a permis un considérable progrès documentaire. Il restait à le poursuivre sur certains points, car rien n’est achevé dans les collectes de ce genre, et surtout à analyser le texte, la forme, la fonction des gazettes, à en distinguer les types, à écrire l’histoire de certaines d’entre elles. Plusieurs colloques ont réuni, sur ce sujet ingrat et très particulier, une petite internationale de chercheurs. Et le travail continue.

Sujet ingrat en effet, et qui me fait répéter la question de façon plus précise : pourquoi, comment des « littéraires » peuvent-ils s’intéresser aux textes les moins littéraires qui soient, textes dictés ou inspirés par les Cours ou transmis par des correspondants et écrits à partir de nouvelles et de bruits qui circulent dans les capitales, issus de sortes d’agences de presse avant la lettre et que l’on retrouve parfois identiques d’une gazette à l’autre, et très rarement prolongés par le commentaire éditorial d’un « gazetier » anonyme dont on ne sait rien ou à peu près rien. C’est ici que je dois m’interroger sur la cause d’un goût que je crains d’avoir fait partager à quelques collègues qui n’y étaient pas nécessairement enclins, et d’avoir, au nom des intérêts de la recherche, pratiqué avec eux le « contrains-les d’entrer ».

Y a-t-il, dans la recherche, un lieu exact où l’on doive se situer ? Ne doit-on pas au contraire fuir les lieux définis, et n’est-il pas permis de leur préférer les interstices et les confins, parfois peu confortables et peu favorables au progrès aisé d’une carrière universitaire (toutes autres considérations, d’ailleurs importantes, mises à part), et où l’on risque de traiter un objet mitoyen avec des compétences incertaines ? J’ai aussi, en passant ou avec quelque constance, fréquenté la « textologie », ou l’histoire de l’économie politique, avec un goût assez décidé pour les physiocrates. Ne reconnaissait-on pas, dans cette situation marginale, l’inquiétude de celui qui ne trouvait pas exactement sa place dans les « lettres », mais qui, en même temps, leur était irréductiblement fidèle, qui avait passé par Montesquieu et par Tocqueville, et qui avait eu d’abord l’idée bizarre, heureusement écartée par Jean Fabre, d’une thèse sur le « despotisme éclairé » ?

Je crois que, au fond, ce que j’ai poursuivi et un peu réalisé à travers les travaux du Centre d’étude du XVIIIe siècle de Lyon, c’est une histoire des représentations politiques, ce qui est radicalement différent d’une histoire de la « pensée » ou des théories politiques. Il y fallait ces grands corps de textes anonymes que sont les gazettes et les imprimés ou manuscrits de toute sorte qui se pressent autour d’un événement tel que l’attentat de Damiens [5], le disent et le forment ; qui dressent devant nous les scènes habituelles de la vie publique, nous en font entendre le langage le plus commun. On conçoit quel obscur travail de mineur il faut accomplir pour se frayer une voie à travers une multitude de « nouvelles », les faire parler, en extraire un sens qui ne se laisse percevoir que par l’étude comparative et minutieuse des textes et par le parcours dans la différence des temps.

On comprend aussi que c’est une façon louche de faire de l’histoire (mais qui en vaut bien quelques autres) que de quêter, dans les textes fugitifs de la presse, le foyer d’un regard sur le monde : mais on a peut-être le plus de chance d’y surprendre l’inconscient, l’implicite et l’impensé qui le rendent familier. S’enfoncer dans la gazette, c’est mimer ce geste habituel qui nous rend à nous-même notre monde à la fois si présent et si obscur. Nous ne connaissons pas le passé parce qu’il est trop loin de nous, ni le présent parce qu’il en est trop près : pourquoi ne pas concevoir une révulsion de l’un sur l’autre, un jeu de la proximité et de la distance, qui restituerait quelques bribes d’une intimité perdue ? C’est pourquoi j’ai cherché, de plus en plus, à retrouver dans ces gazettes la saveur, l’incertitude, l’obscurité du présent, cette trace du temps qui s’abolit sans cesse et que l’histoire, pour se constituer, doit nécessairement oublier. Peut-on faire ainsi une autre histoire ? Je n’en ignore pas les artifices et les dangers, comme je l’ai dit dans la préface du Dernier règne [6]. Mais si la posture qu’elle suppose n’est pas longtemps tenable, du moins peut-elle servir d’instance critique de tout récit historique (en prenant le mot « récit » dans le sens le plus large).

On a cité assez souvent ce mot de Gide : « J’appelle journalisme tout ce qui sera moins intéressant demain qu’aujourd’hui » [7]. Mais s’il était donné au journal de faire d’hier un aujourd’hui ? de le faire revenir, fût-ce par une intuition infiniment incomplète, maladroite, factice, à l’état premier où il a d’abord été vécu ?

De plus en plus clairement à mesure que j’avançais, il m’a semblé qu’un réflexe prioritaire de l’historien devait consister à traquer les mots, à les situer, dans leur sens transitoire, à l’intérieur des structures où ils se déterminent entre eux. Rien n’est pire que la tentation réaliste qui nous guette sans cesse : il faut être passionnément, excessivement nominaliste ; être non seulement convaincu qu’un mot n’a de sens que dans la phrase, le texte daté où il se trouve, conviction commune et facile après tout, mais pousser toujours à la rigueur les engagements qu’elle doit nous faire prendre ; méditer, plus qu’on ne l’a fait d’ailleurs au XVIIIe siècle, le chapitre « De l’abus des mots » du sage Locke [8]. Je crois, depuis le début de cette confession, n’avoir jamais eu l’occasion d’écrire le mot « Lumières », ou je ne l’ai fait que par inadvertance. Certes, il a son sens, et très fort, au XVIIIe siècle, sous la Révolution, et la fin du XXe siècle aura furieusement contribué à l’illustrer. Il m’est arrivé, comme à tout le monde, de faire fumer cette essence vague et noble. Mais je me suis gardé, autant que j’ai pu, d’en user comme de ces gros billets de banque qui, en temps d’inflation, n’ont qu’une valeur dérisoire. Mais enfin il est toujours louable d’avoir de grandes idées.

J’éprouve, pour toute les « interprétations » des Lumières, à la fois révérence et admiration. Plusieurs s’en sont fait une spécialité. Mais je confesse aussi, car je dois aller au bout de mes aveux, même les plus difficiles et les plus honteux, qu’à cet égard ma méfiance est profonde et mon incroyance incurable, et c’est pourquoi je sais un gré infini à ceux qui, à force de travail, ouvrent dans les taillis ténébreux des voies claires et d’agréables raccourcis.

Et maintenant je peux, ces quelques feuillets à la main, me présenter hardiment devant la postérité, dont le juste oubli couronnera mes savants travaux.

Issu d’une famille paysanne du bas Berry, aux confins de la Marche, où la terre ne suffisait pas à de trop nombreux enfants, mon père quitta son village dès qu’il eut obtenu le certificat d’études. Il devint maçon. Il aimait à dire qu’un bon ouvrier se reconnaît à ses outils. J’espère que les miens ont toujours été propres. Et, dans la carrière où le hasard m’a poussé, je me suis considéré comme un artisan, qui doit faire le meilleur travail qu’il lui est possible.

Un couple de corbeaux a élu domicile, en face de mes fenêtres, dans une de ces structures métalliques qui prétendent décorer la façade glabre des bureaux modernes. Je me plais à les voir s’affairer, trotter, voleter, sautiller, et j’admire comment ils peuvent remplir leur longue vie. Ils s’absentent parfois assez longtemps, peut-être pour quelque colloque.

Y a-t-il une fenêtre d’où l’on m’ait observé, en se demandant : mais que peut-il bien faire ?

Notes

[1L’abbé (puis chanoine) Coulaud a été longtemps directeur de l’Institution. Résistant pendant la guerre, il cachait des personnes recherchées ; il fut membre du conseil municipal provisoire et maire adjoint de Compiègne à la Libération. Je lui dois d’avoir pu poursuivre des études secondaires, et lui associe dans ma reconnaissance l’abbé Douville, qui me donna le goût des lettres.

[2Gestalten der Kirchengeschichte, éd. Martin Greschat, t. VIII, Stuttgart, Kohlhammer, 1983, « Voltaire », p. 221-235.

[3Cité par Élisabeth Labrousse, Pierre Bayle, t. I, Du Pays de Foix à la cité d’Érasme, La Haye, Nijhoff, 1963, p. 72.

[4L’Instrument périodique. La fonction de la presse au XVIIIe siècle, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1985 ; Naissance du journal révolutionnaire 1789, Lyon, PUL, 1989.

[5L’Attentat de Damiens. Discours sur l’événement au XVIIIe siècle, Lyon, Éditions du CNRS et PUL, 1979.

[6P. Rétat, Le Dernier Règne. Chronique de la France de Louis XVI : 1774-1789, Paris, Fayard, 1995.

[7A. Gide, Journal 1889-1939, Paris, Gallimard, 1992, p. 720 (Bibliothèque de la Pléiade, 54).

[8Essai philosophique concernant l’entendement humain, livre II, chap. X.