Pierre Musitelli, Le Flambeau et les Ombres. Alessandro Verri, des Lumières à la Restauration (1741-1816), Rome, École française de Rome, 2016 Alessandro Tuccillo

Pierre Musitelli, Le Flambeau et les Ombres. Alessandro Verri, des Lumières à la Restauration (1741-1816), Rome, École française de Rome, 2016, 394 pages

Les deux volumes des Nuits romaines (Au tombeau des Scipions, 1792, Sur les ruines de la magnificence antique, 1804) du philosophe, juriste et lettré milanais Alessandro Verri (1741-1816) se développent à partir de la réflexion du narrateur sur l’élévation que les connaissances humaines pouvaient tirer de la conversation avec les morts. L’aventure archéologique dans les tombeaux des Scipions du premier volume du roman répond donc à ce désir de recul dans le passé : sous les strates de la ville de Rome de la fin du XVIIIe siècle, la trame met en scène un dialogue allégorique avec les grands hommes de la Rome antique dont l’objectif est un dévoilement progressif d’enseignements moraux. La portée du projet artistique, moral, et pour certains aspects politique de Verri trouve déjà sa manifestation symbolique dans l’« accident » qui introduit ce motif littéraire. Ayant commencé sa descente dans le tombeau, le narrateur est surpris par un souffle de vent nocturne qui éteint le flambeau qu’il tenait à la main. Cet événement qui aurait pu empêcher une marche sereine se révèle, au contraire, comme la condition essentielle pour accéder au royaume de la mort. La cécité donne en effet de nouvelles forces à l’âme du narrateur, et sa sensibilité s’accroît grâce à la plongée dans le silence et la solitude. Le flambeau éteint, il devient possible de dialoguer avec les ombres des Scipions et des Gracques, de César et de Brutus… Le passé glorieux de Rome est un refuge contre les troubles du présent.

L’allégorie est claire : l’extinction du flambeau représente le détachement de la raison célébrée par la modernité des Lumières à la faveur de la sensibilité des ombres qui conservent le patrimoine moral de l’Antiquité classique. Le mouvement de catabase du premier volume est le prélude à l’anabase du deuxième volume : les ombres sortent de la dimension sépulcrale et se rendent dans la Rome moderne, capitale de la chrétienté érigée sur les vestiges de son passé. À contre-courant du mode littéraire de son époque, Verri ne loue pas le spectacle des ruines. Leur valeur est exaltée en tant que moyen d’édifier les monuments du christianisme triomphant. La renaissance spirituelle chrétienne avait permis l’édification de la « seconde » Rome dépourvue des conflits et des problèmes de la « première ». Cette affirmation de la supériorité des temps modernes sur les anciens est soutenue par les « ombres » les plus illustres : dans la fiction du roman Cicéron reconnait le rôle modérateur du christianisme incarné par l’Église catholique. À l’époque où l’existence des États pontificaux est menacée sans cesse par l’expansion révolutionnaire et napoléonienne française, Verri offre à ses lecteurs l’image sublime d’une Rome papale sous les auspices de la providence divine.

Pierre Musitelli s’inspire de ces motifs littéraires des Nuits romaines pour le titre de son importante monographie sur Alessandro Verri : Le Flambeau et les Ombres sont les deux pôles choisis pour représenter une vie qui croisa dans la péninsule italienne et en France les courants culturels et les événements politiques majeurs de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe. Le « flambeau » est celui de la jeunesse de Verri, de l’engagement culturel propre aux milieux des Lumières milanais, animés par son frère aîné Pietro. Alessandro participe activement aux réunions de l’« Accademia dei pugni » (« Académie des coups de poing »), d’où sortirent, entre autres, la revue Il Caffè (1764-1766) et le célèbre ouvrage de Cesare Beccaria Des délits et des peines (1764). Les « ombres » sont celles de l’Antiquité qui sortent, on l’a dit, des Nuit romaines, l’un des plus remarquables ouvrages et l’un des plus grands succès éditoriaux de la maturité d’Alessandro Verri, qu’il avait passée à Rome. Ces « ombres » incarnent la consécration de Verri à l’écriture littéraire et en parallèle sa prise de distance du monde des Lumières européennes. Lors de l’éclatement de la Révolution et, quelques années plus tard, de l’inclusion des territoires du pape dans l’Empire napoléonien, cet éloignement se transforme en choix du camp antirévolutionnaire et anti-français.

Ce schéma d’opposition du « flambeau » et des « ombres » structure le livre de Pierre Musitelli. La première partie (« Milan (1741-1766) ») se penche sur la période de la formation de Verri à Milan et du voyage à Paris avec Beccaria (1766). La seconde partie (« Rome (1767-1816) ») est une fine analyse de la production littéraire de Verri et de son intégration dans les milieux aristocratiques romains. Néanmoins, à lire les dix-neuf chapitres plus l’introduction et les conclusions qui composent la monographie, les nuances interprétatives l’emportent. C’est le résultat du travail de recherche mené depuis ses études doctorales par Pierre Musitelli qui a mobilisé l’ensemble des sources disponible sur Verri : les ouvrages et les écrits édités, mais aussi les précieux manuscrits conservés dans l’Archivio Verri et à la Bibliothèque Braidense de Milan [1].

En effet, le parcours « des Lumières à la Restauration » annoncé par le sous-titre de cette dense biographie intellectuelle s’éloigne de toute interprétation linéaire et oppositive. P. Musitelli se confronte évidemment avec la tradition historiographique qui a lu dans le passage de Milan à Rome la trajectoire d’une volte-face : Verri aurait en quelque sorte trahi ses idéaux de jeunesse en remplaçant la raison cultivée dans la province de l’Empire autrichien par le sentiment de l’inspiration littéraire surgi dans le contexte traditionnel, voire réactionnaire, de la Rome papale. En revanche, d’autres interprétations ont tracé une ligne de continuité sous-jacente dans les deux périodes de la vie de Verri en relevant l’existence de certains thèmes (comme la question de la langue italienne ou la sensibilité pour la littérature) de la maturité déjà dans ses articles du Café et ses écrits de la jeunesse. P. Musitelli se nourrit de ce débat, mais le dépasse sur la base des recherches les plus récentes sur les Lumières milanaises, sur les résultats venant des grandes éditions des œuvres de Beccaria, de Pietro Verri ainsi que de l’édition critique du Café éditée par Gianni Francioni et Sergio Romagnoli. Si la fracture nette entre deux blocs idéologiques dans la biographie d’Alessandro Verri semble désormais insoutenable, l’idée d’un itinéraire intellectuel moins incohérent est formulée par P. Musitelli à travers une analyse des sources très attentive à ne pas projeter rétrospectivement sur les années milanaises l’image du Verri de la maturité, ce qui déformerait, en le traitant comme éphémère, son intérêt effectif pour les débats et les ouvrages des Lumières européennes.

Les réflexions sur le genre biographique élaborées par des historiens comme Sabina Loriga, Sergio Luzzatto, Jacques Revel et Giuseppe Ricuperati sont les références méthodologiques de Pierre Musitelli. Il utilise ce type de récit historiographique comme « un outil […] pour embrasser la complexité des formation intellectuelles, des trajectoires individuelles et des pratiques collectives » (p. 356) afin de vérifier la validité de concepts et de catégories interprétatives. Ainsi l’analyse de la production de Verri tout au long de sa vie (articles publiés dans le Café, ouvrages historiques et juridiques, traductions de quelques grands ouvrages de la littérature antique – Homère – et moderne – Shakespeare –, écrits littéraires, projets achevés et inachevés) permet au lecteur de saisir les contextes politiques et culturels dans lesquels cette production si diversifiée fut écrite. Le résultat est une lecture approfondie de plusieurs aspects de l’histoire de la culture dans la péninsule italienne au XVIIIe siècle qui contribue à intégrer, et sur certains points à interroger, le paradigme du Settecento réformateur de Franco Venturi.

P. Musitelli procède, en effet, par une remise en contexte constante des ouvrages analysés en s’appuyant sur les manuscrits de l’Archivio Verri et sur la correspondance d’Alessandro Verri, notamment sur les milliers de lettres avec son frère Pietro. Ce riche échange épistolaire commence en 1766 à l’occasion du voyage à Paris d’Alessandro Verri avec Beccaria. Invités par André Morellet, qui se fit interprète de l’intérêt du monde des salons parisiens pour le traité Des délits et des peines, les deux philosophes devaient consacrer – au moins dans les intentions de Pietro Verri – les Lumières milanaises au niveau international. Les attentes de Pietro Verri ne furent pas entièrement réalisées. Les rapports entre les deux amis furent assez tendus. Un peu mal à l’aise pour jouer le rôle du philosophe célèbre dans la sociabilité parisienne et soucieux de rejoindre sa famille, Beccaria repartit avant la date prévue. À Milan les désaccords avec les frères Verri se changèrent en rupture sur la paternité de la réfutation des observations de Ferdinando Facchinei sur Des délits et des peines. Alessandro resta encore à Paris, mais il souffrit de plus en plus de la fréquentation des philosophes. Il décida donc de se rendre à Londres, ville qui l’impressionna beaucoup, et après un nouveau passage à Paris de rentrer en Italie sans passer par Milan. Le séjour à Rome fut le tournant de sa vie. À cet égard, la correspondance entre Alessandro et Pietro Verri est une mine d’informations que P. Musitelli exploite bien. Son approche critique lui permet de montrer la complexité de cette période de la vie de Verri où celui-ci développa son talent littéraire comme traducteur, puis comme auteur, avec premier grand succès éditorial, Les Aventures de Sapho (1781). Le regard d’Alessandro Verri sur les milieux parisiens et romains et sa progressive intégration dans les cercles romains – pour laquelle sa relation avec la marquise Giovanna Boccapaduli Gentili fut déterminante – émergent avec tout leur intérêt de cette correspondance qui dura vingt ans, jusqu’à la mort de Pietro en 1797 (les échangent ne s’arrêtèrent que pendant les années 1784-1789, à la suite de conflits sur l’héritage de son père, Gabriele Verri, mort en 1782).

Une mention particulière est due aux chapitres de l’ouvrage sur l’activité de juriste et d’avocat d’Alessandro Verri à Milan. Après avoir obtenu en 1760 son diplôme de droit à l’université de Pavie, il fut admis en 1763 au Collège des nobles jurisconsultes de Milan où il compléta sa formation juridique. Cette formation de jurisprudence érudite basée surtout sur le droit romain antique s’associa à une pratique des procédures d’instruction criminelle qu’il étudia pendant deux années (1763-1765) en qualité de protecteur des condamnés. Il fut donc l’avocat des indigents incarcérés dans les prisons de Milan. De cette fonction restent dans l’Archivio Verri des plaidoyers manuscrits dont Pierre Musitelli souligne l’importance pour la « réflexion commune des Pugni et de Beccaria sur le droit de punir et sur l’humanité de la justice » (p. 49). Pour ce volet de la réflexion d’Alessandro Verri la lecture de L’Esprit des lois est décisive. Ainsi, dans le plaidoyer Pro Jacobo Disacciato et Petro Majerna, il fonde explicitement sur l’autorité de Montesquieu la nécessité de la déposition au moins de deux témoins pour accuser un suspect (voir L’Esprit des lois, XII, 2). Dans le « Raisonnement sur les lois civiles », article publié dans le Cafè, sa critique du droit et des procédures judiciaires en vigueur s’inspire du livre VI de L’Esprit des lois en dénonçant le pouvoir législatif arbitrairement exercé par les juges.

Le Flambeau et les Ombres atteint son objectif, interroger le parcours d’Alessandro Verri « pour comprendre ce qu’il peut nous dire, dans sa réussite comme dans ses errances, du mûrissement intellectuel du long Settecento italien, des Lumières à la Restauration » (p. 13). Ce livre ne restera pas seulement comme un point de référence pour les études sur Alessandro Verri, mais aussi comme une recherche qui a réaffirmé tout le potentiel de la perspective biographique pour l’analyse historique.

Alessandro Tuccillo
Università di Napoli Federico II

Notes

[1Le livre est la version remaniée de la thèse en deux volumes de P. Musitelli ; dirigée par Xavier Tabet elle a été soutenue en 2010 à l’Institut national du Patrimoine, à Paris. Le deuxième volume, exclu du remaniement, contient la transcription des sources manuscrites inédites utilisées. La liste des sources citées (manuscrites et imprimées) avec la bibliographie et l’index de noms est aux pages 357-390 de la monographie.