Les Lettres persanes en leur temps, sous la direction de Philip Stewart Maria Susana Seguin

Les Lettres persanes en leur temps, sous la direction de Philip Stewart, Paris, Classiques Garnier, 2013, 250 pages.

Alors que l’édition de 1758 des Lettres persanes est inscrite au programme des agrégations de Lettres pour l’année 2014, ce volume se donne pour ambition de soumettre le premier ouvrage majeur de Montesquieu à une lecture critique renouvelée qui, tout en tenant compte de la très riche bibliographie des dernières années, replace l’œuvre dans l’époque et surtout dans le projet littéraire de son auteur. Le parti pris donc est de prendre comme source de réflexion la seule édition entièrement décidée et contrôlée par Montesquieu, autrement dit la première édition de 1721, celle qui, d’ailleurs, aura circulé du vivant de l’auteur assurant ainsi la première réception de son œuvre et le prestige immédiat de l’écrivain auprès de ses contemporains. Il ne s’agit bien évidemment pas de ne pas prendre en compte les lettres que Montesquieu a rédigées par la suite et qui seront ajoutées dans la version posthume de 1758, ni les « Quelques réflexions sur les Lettres persanes » (qui en fait dérivent des Pensées, nos 2032 et 2033 [1]), mais de considérer ces textes comme des outils paratextuels, certainement nécessaires dans le travail d’interprétation de l’œuvre voulue par Montesquieu, mais non pas comme des éléments constitutifs de celle-ci. C’est dans ce sens qu’il faut entendre le titre de ce volume, Les Lettres persanes en leur temps : il s’agit d’une définition méthodologique et épistémologique centrale, un retour aux fondamentaux de l’histoire et de l’analyse littéraires que la critique semble avoir négligés après avoir consacré l’édition posthume de 1758, publiée sous l’égide du fils de Montesquieu, comme celle correspondant aux volontés de l’auteur. De ce point de vue, ce collectif s’inscrit dans la logique scientifique de l’édition de référence que constituent les Œuvres complètes de Montesquieu, dont le très riche volume consacré aux Lettres persanes, dirigé par Catherine Volpilhac-Auger et Philip Stewart, a paru à Oxford en 2004.

Comment interpréter donc les Lettres persanes, en les lisant telles que leur auteur les a fait paraître, et telles que le premier XVIIIe siècle a pu les lire ? Voilà la question à laquelle entend répondre ce volume à travers douze articles rédigés par des spécialistes de l’œuvre de Montesquieu ou du roman du XVIIIe siècle, parfaitement informés de la tradition critique, mais dont les analyses nuancent parfois certaines lectures devenues classiques par une démarche épistémologique qui entend davantage respecter les intentions de l’auteur, et de ce fait, l’esprit même de l’œuvre. L’ensemble du volume s’organise avec une grande cohérence et met en évidence les axes forts qui structurent l’œuvre même de Montesquieu. L’articulation de la fiction au projet politique et philosophique de l’auteur occupe naturellement une place centrale. L’article de Christophe Martin qui ouvre le volume est de ce point de vue très éclairant et définit bien la tonalité du collectif : l’auteur y reprend le motif de « l’absence du maître », élément déclencheur de la dynamique narrative de l’œuvre épistolaire et que la critique, depuis les « Quelques réflexions […] » de Montesquieu, a considéré comme l’élément aggravant d’une décomposition de nature essentiellement entropique transformant le sérail en laboratoire politique et considérant la destruction finale de celui-ci comme la condamnation du système totalitaire qu’il représente. Il apparaît au terme de cette étude qu’une telle lecture du modèle politique que constitue le sérail serait pour le moins à nuancer, et que l’absence d’Usbek doive être considérée non seulement comme la cause déclenchant ou accélérant le processus de destruction du dispositif, mais en même temps comme cause et conséquence d’une structure dont il s’agit de montrer simultanément et les défauts constitutifs (l’impossible présence du maître, même lorsqu’il est là) et le processus de dégénérescence aboutissant au drame final.
La question trouve des échos dans d’autres articles du volume. D’une part, la thématique de l’absence du maître, qu’étudie Mary McAlpin dans un article consacré au rôle que joue le désir sensuel dans le processus de décomposition du sérail. L’auteur montre que le désir apparaît moins comme le résultat d’un déterminisme climatique, ce qui distingue le roman des thèses développées plus tard dans L’Esprit des lois, que comme la manifestation d’une crise plus profonde, dont l’infidélité de Roxane, peut-être plus même que son suicide, seraient la manifestation la plus éclatante (et, certes, la plus romanesque). On peut également mentionner ici l’étude du processus entropique de décomposition de tout système politique (à commencer par celui du sérail) que propose Gianni Iotti. L’article montre clairement comment la thématique de la décomposition entropique fonctionne comme un faisceau métaphorique extrêmement fertile, sans pour autant réduire la poétique de l’œuvre à la simple illustration d’une thèse préexistante, et à travers un ensemble de « formes » et de « figures », voire du dispositif narratif lui-même, qui jouent avec les différentes manifestations du désordre pour lui juxtaposer le besoin d’ordre de « l’esprit analytique », établissant ainsi une forme de complémentarité entre la dénonciation romanesque d’une entropie universelle et la force argumentative des pouvoirs de la raison critique qui font en même temps la complexité et l’intérêt du roman.

D’une autre manière, mais toujours de façon complémentaire, c’est à travers une étude poétique des manifestations de la séparation, du départ, de la rupture sous-jacentes à la thématique du voyage, que Suzanne R. Pucci étudie les paradoxes de la forme épistolaire chez Montesquieu. Alors que les lettres devraient rapprocher les êtres, le système énonciatif mis en place par l’auteur révèle au contraire l’individualisation des expériences : absence de réciprocité, décalage temporel, naïveté du regard laissant place à l’ironie et à la satire, y compris dans l’emploi décalé du langage, qui joue sur la dissociation entre signifiant et signifié, tout contribue donc à faire de l’épistolaire l’instrument d’une particularisation, d’une singularisation des êtres qui, de ce fait, deviennent porteurs d’interrogations (historiques, politiques, sociales, philosophiques) qu’ils incarnent mais qui les dépassent également, ce qui constitue, pourrait-on dire, une autre forme de tragédie. C’est encore l’angle de la « singularité » qu’explore l’article de Srinivas Aravamudan pour définir l’originalité de l’orientalisme des Lettres persanes : la place centrale que le roman accorde à la fiction du sérail en tant que dispositif singulatif, la présence d’histoires insérées (contes et apologues) qui exploitent systématiquement la force synthétique et unique de la sagesse, l’équivalence et la différence essentielle des cultures, que l’auteur associe directement à la thématique de la justice présente dans l’œuvre, apparaissent comme des « moyens obliques » (p. 161) de favoriser la distance culturelle nécessaire au discours critique et renforcent l’effet paradigmatique des Persans de Montesquieu, parfois imités, mais jamais égalés par la littérature du temps.

C’est ici que se révèle l’extrême richesse des Lettres persanes : il apparaît clairement que la forme fictionnelle permet à Montesquieu d’imbriquer de manière très habile et souvent paradoxale critique sociale, réflexion morale, vision politique et philosophique de la société de son temps. Le volume s’intéresse aussi aux aspects proprement esthétiques qui participent de cette démarche. L’article de Myrtille Méricam-Bourdet s’inscrit dans cette logique. L’auteur part d’une constatation paradoxale que l’article va résoudre de manière convaincante : œuvre d’esprit, à la forme apparemment légère, les Lettres persanes ne sont pas moins une virulente critique de toutes les formes de l’esprit. En réalité, l’analyse des formes que prend la critique de l’esprit, des portraits et des satires par lesquels passe Montesquieu, montre bien que l’intérêt de l’œuvre repose sur l’effet d’ensemble que la forme épistolaire impose et qui apprend la pratique de la nuance. En somme, le roman apparaît comme une œuvre d’esprit, qui apprend au lecteur à s’en servir dans une juste mesure : une forme de divertissement lucide qui conduit à accepter le monde dans lequel on vit tout en gardant une attitude critique à l’égard de la nature humaine.

Catherine Volpilhac-Auger étudie en détail la thématique de la vision dans une œuvre qui, prétextant la forme viatique, devrait accorder une place centrale à la description et à l’observation des lieux visités et des personnes rencontrées. Partant d’un constat décevant (« peu d’ouvrages sont aussi peu “visuels” que les Lettres persanes », p. 44), l’auteur montre que l’intérêt de l’œuvre réside moins dans l’appréhension du monde sensible que dans « la mise en scène d’une pensée en éveil et même en action » (p. 58). De fait, la vision, décevante pour ce qui est de la représentation du monde occidental, devient un élément constitutif de l’univers persan, un monde où l’on doit voir sans être vu, où la dissimulation et la pénétration sont les éléments constitutifs du pouvoir. La tragédie d’Usbek ne réside donc pas dans un prétendu aveuglement de sa part pour ce qui est des affaires domestiques, mais au contraire, dans la confrontation tragique entre passion et raison, dans la pleine conscience d’être le témoin impuissant de l’effondrement d’un monde auquel il appartient inéluctablement et qu’il aura précipité dans la ruine par sa propre absence.

Adoptant une approche similaire, l’article de Philip Stewart invite à reconsidérer la lecture que l’on a souvent faite du personnage d’Usbek, comme celle de l’échec du héros persan à appliquer à sa société d’origine les leçons de libéralisme philosophique et politique qu’il apprend à développer au cours de son séjour européen. Reprenant de manière systématique l’analyse des raisons du voyage et de l’éloignement du héros, P. Stewart montre comment la décision finale de « sévir » dans le sérail ne peut être réduite à une forme d’échec du personnage. Geste certes irréfléchi, mais non moins logique, la destruction du sérail apparaît comme la marque d’un lâcher-prise du Persan, la dernière forme de l’abandon du monde oriental et de son enracinement européen.

Un troisième axe thématique du volume est constitué par une série d’articles consacrés à des études de cas qui, dans les Lettres persanes, apparaissent comme paradigmatiques de la démarche de Montesquieu. Ainsi, Jan Hermann étudie, à travers de l’exemple de la lettre 137 (143 dans l’édition de 1758) les mécanismes complexes par lesquels Montesquieu met en place un pacte de lecture qui passe par une écriture « oblique », faisant appel à un faisceau de correspondances, de non-dits, de couches sémantiques qui rendent certes le texte instable, mais qui fondent sa dynamique interprétative, ce qui fait, selon l’auteur, la qualité de l’œuvre littéraire pour Montesquieu. Franck Salaün s’intéresse pour sa part à l’exemple de la lettre 103 (106), où la querelle de Ramus à propos de la prononciation de la lettre Q devient pour Montesquieu l’occasion de réfléchir à la nature des règles qui régissent la vie sociale, à la place et aux prérogatives des corps intermédiaires, à l’utilité et à l’inutilité des lois, en somme, à leur nature profonde.

Enfin, la contextualisation historique des Lettres persanes offre un angle de réflexion fort intéressant. D’une part, l’étude comparative que propose Paul Pelckmans entre le roman épistolaire et Arsace et Isménie, petit roman publié à titre posthume et dont l’intérêt est ici de révéler les différences par rapport aux Lettres persanes, notamment pour ce qui est de l’orientalisme et de la réflexion politique et morale, le thème du suicide occupant une place centrale dans les deux œuvres. D’autre part, l’analyse que fait Laetitia Perret de la place des Lettres persanes dans les manuels scolaires entre 1801 et 2000 et qui montre non seulement la permanence de l’œuvre de Montesquieu dans le système scolaire (les Lettres persanes sont, avec L’Esprit des lois, les seules œuvres du XVIIIe siècles présentes dans tous les manuels scolaires depuis Napoléon [2]), mais également les variations politiques et idéologiques dans l’interprétation de l’œuvre que traduisent le choix des extraits publiés dans les manuels et les commentaires dont ils font l’objet.

Le volume Les Lettres persanes en leur temps dirigé par Philip Stewart associe donc de manière convaincante analyse d’ensemble et lecture de détail, approche esthétique et poétique et interprétation philosophique et politique, étude de l’œuvre proprement dite, mise en contexte historique et étude de sa réception. Nul doute qu’il sera d’une grande utilité aux agrégatifs de Lettres cette année, mais au-delà, qu’il constitue désormais une synthèse de référence pour les études sur l’œuvre romanesque de Montesquieu.


Maria Susana Seguin
Université Paul-Valéry Montpellier III
IRCL – UMR 5186 du CNRS

Notes

[1Les « Quelques réflexions » se trouvent bien dans les Cahiers de correction rédigés par Montesquieu mais rien n’indique que l’auteur ait eu l’intention d’en faire une forme d’introduction ou de préface.

[2Le roman est inscrit au programme pour la première fois en 1941, ce qui prouve, comme le montre l’article, qu’il n’est pas perçu comme une œuvre dangereuse ou polémique.