Lectures de Montesquieu, Lettres persanes sous la direction de Carole Dornier, Presses universitaires de Rennes Paul Pelckmans

Lectures de Montesquieu, Lettres persanes, sous la direction de Carole Dornier, Rennes, Presses universitaires de Rennes, collection « Didact Français », 202 pages. ISBN 978-2-7535-2815-4.

Les Lectures de « Didact français » s’adressent volontiers aux candidats à l’agrégation et leur proposent, plutôt qu’un commentaire suivi, une série d’études sur les œuvres mis au programme. Le bel ensemble réuni par Carole Dornier ne déroge pas à cette règle. Aussi bien sa copieuse introduction, qui rappelle « les grandes lignes qui ont orienté les interprétations [des Persanes] dans les dernières décennies » (p.11), ne cherche-t-elle même pas vraiment à expliquer le choix ou l’ordre des onze contributions qui suivent. Le recueil se contente de les regrouper en trois sous-ensembles aux contours un peu flous, « L’écritures : modèles, contraintes, innovations », « Le discours de la fiction » et « Crises, catastrophes, changements » ; cela revient, en très gros, à passer des sources aux dispositifs mis en œuvre, puis aux « idées » et jalonne en somme un tour d’horizon assez classique. On constate aussi que chaque série se termine sur un essai de Carole Dornier elle-même, qui signe ainsi un bon quart du volume ; trois autres études reprennent, avec quelques modifications, des articles déjà publiés ; ils valaient sans aucun doute d’être réédités, même si on se dit aussi, assez inévitablement, que telles autres pages bien connues pouvaient le mériter tout autant.

L’ensemble permet de toute façon de découvrir à loisir, et sans guidage excessif, le foisonnement des questions qu’on a pu poser récemment à ce « texte qui ne cesse de relancer l’interprétation » (p. 27). Le premier article de la série indique d’emblée un problème très intéressant. Reprenant le dossier bien connu des rapports de Montesquieu avec des voyageurs comme Chardin ou Tavernier, Frédéric Tinguely indique que le Président n’y découvrait pas seulement des matériaux bruts, mais aussi bien toute une « première » mise en œuvre de ceux-ci, qui a donc pu guider son travail créateur ; on imagine qu’une « lecture rapprochée » (p. 41) qui relirait les Persanes en parallèle avec ces prédécesseurs pourrait apporter quelques éclairages très instructifs. Je regretterais tout au plus que les deux exemples allégués – dont F. Tinguely souligne au demeurant qu’il les a pris presque au hasard – restent relativement anodins. Il est sans doute fort possible que l’idée de faire écrire quelques lettres par des eunuques vienne de la Nouvelle Relation de l’intérieur du sérail du Grand Seigneur de Tavernier, qui prétend devoir ses connaissances sur ce lieu inaccessible à un eunuque du Sultan ; reste que Montesquieu n’avait sans doute pas besoin d’une telle incitation : il fallait bien, pour montrer comment le voyageur s’efforce de gouverner de loin son sérail, le faire correspondre avec ses représentants sur place.

Florence Magnot-Ogilvy enchaîne avec quelques considérations sur les métaphores économiques des Persanes, qui s’inspireraient largement des pamphlets pour et contre le système de Law. Il y a là une source assez peu explorée, qui permet toujours de montrer comment le Président aura fait, dans ce répertoire fort abondant, des choix significatifs – et qui engagent aussi tout « un impensé économique » (p. 44) et, à l’occasion, quelques réflexes très traditionnels.
Je saluerai aussi, au début de la Deuxième partie, quelques belles pages de Michèle Bokobza Kahan, qui se démarquent judicieusement de telles lectures récentes pour constater que les Persanes sont si peu féministes qu’elles pratiquent au contraire, à presque tous les niveaux, une certaine « instrumentalisation de la femme » (p. 87). Les mésaventures du sérail sont d’abord une illustration des méfaits plus globaux du despotisme et la liberté extrême des Parisiennes est loin de ne présenter que des avantages puisqu’elle apparaît bien des fois comme un abus fort dangereux.

Il est vrai que tous les contributeurs du recueil ne seraient pas forcément d’accord avec une telle vision des choses. Sylvie Romanowski, qui a « révisé » (p. 115) pour l’occasion son essai bien connu de 1991, relit la « quête du savoir » des Persanes devant l’horizon du déconstructivisme américain et conclut qu’Usbek et Rica échouent finalement à conquérir le savoir parfait dont ils rêvent. Leur échec serait largement contrebalancé par le triomphe moral de Roxane, auquel Montesquieu adhérerait sans trop de réserves. Il est assez piquant que cette adhésion, où l’on a voulu entendre l’accent le plus « révolutionnaire » de l’œuvre, apparaisse ici comme son aspect le plus vieillot puisqu’elle « inaugure[rait] le retour de l’idéalisme le plus pur » (p. 128) : en faisant de Roxane une pure victime de l’oppression, Montesquieu continue à croire que sa « quête » à elle, si elle n’était si cruellement entravée du dehors, aurait pu déboucher sur une réussite à part entière…

Carole Dornier ne cherche pas à arbitrer ce genre de différends et n’avait pas à le faire : la richesse de son recueil est dans la diversité des points de vue qui s’y expriment. Je termine donc en notant que ses propre contributions intéresseront d’autant plus les agrégatifs qu’elles restent, sans trop de références théoriques, fort près du texte même de Montesquieu. La dernière de la série serait, pour ma part, la plus réussie. Carole Dornier s’y attaque à la séquence sans doute la plus déconcertante (pour nous, s’entend) des Persanes, où Usbek s’efforce de comprendre la dépopulation progressive du monde. Ses réflexions intervenaient, en 1721, dans un débat de fort longue haleine, qui nous paraît aujourd’hui peu ou prou chimérique : il était de toute façon impossible, à l’époque, de constater de façon tant soit peu consistante le dépérissement dont on s’inquiétait. Les explications avancées ainsi que les remèdes qu’on venait à préconiser n’en étaient pas moins fort significatifs de tout un agenda des Lumières. Montesquieu vient ainsi à penser un cours du monde de part en part profane, où les catastrophes relèvent de causes naturelles plutôt que d’une quelconque colère divine et où certaines normes chrétiennes, telles « l’indissolubilité du mariage » (p. 180) ou « la sacralisation de la continence » (p. 181), apparaissent comme autant de nuisances. Il dénonce aussi tous les impérialismes, celui du sérail comme celui des colonisateurs, qui ne réussissent qu’à entraver le jeu naturel, et dans toutes les acceptions du terme fécond, de la libre spontanéité : « polygamie et empire sont les deux faces, domestique et politique, d’une même illusion délétère » (p. 188). Les discussions sur le dépeuplement du monde relèvent ainsi, si l’on ose dire, d’une expérience de pensée qui s’ignore comme telle – et qui expérimenterait surtout certaines possibilités inédites d’agir humainement sur le cours de l’histoire.
Il va sans dire que Montesquieu ne devait envisager sur ce point que des actions fort modestes ; nous n’en sommes pas encore, en 1721, aux programmes ambitieux du milieu du siècle, que même L’Esprit des lois ne rejoindra d’ailleurs pas vraiment. On ne s’en réjouit pas moins que Carole Dornier ait choisi de terminer son recueil en interrogeant ces quelques pages qui respirent une modeste confiance en les pouvoirs de la Raison ; c’est là aussi un timbre majeur des Persanes, auquel la critique récente n’a peut-être pas toujours assez fait droit.

Paul Pelckmans,
Anvers