Revue Méthode ! , no 23, Agrégations de Lettres 2014, Littérature française du XVIIIe siècle, Montesquieu, Lettres persanes. Marc Hersant

Revue Méthode ! no 23, Agrégations de Lettres 2014, Littérature française du XVIIIe siècle, Montesquieu, Lettres persanes.
  Béatrice Didier (ENS Paris), « Le profane et le sacré dans les Lettres persanes », p. 133-141.
  Jean-Damien Mazaré (Université d’Aix-Marseille), « Les Lettres persanes, au présent mais si peu », p. 143-148.
  François Raviez (Université d’Artois), « Les Lettres persanes ou le temps de l’étonnement », p. 149-155.
  Catherine Volpilhac-Auger (Institut universitaire de France et ENS Lyon, Université de Lyon), « Voyage au pays des Troglodytes », p. 157-165.

La revue Méthode ! propose tous les ans un numéro consacré au programme des agrégations de Lettres, et c’est dans ce contexte que se trouvent les quatre articles ici recensés. Sans leur chercher une unité factice, on remarquera que deux questions étroitement liées et régulièrement posées, celle de sa structure énonciative et celle de sa dimension romanesque, semblent particulièrement vivantes dans le discours critique qui est tenu sur les Lettres persanes.

Béatrice Didier, après avoir rappelé dans ses grandes lignes l’arrière-plan d’histoire religieuse de l’œuvre et la place importante des notions-phares de son article (« concepts de profane, sacré, de pur et d’impur ») dans les sciences de l’homme de notre modernité, s’attache en effet à revenir au texte et à sa forme épistolaire. Dans cette perspective, le voyage accompli par Usbek se fait dans un éloignement progressif du sacré, des premières lettres qui manifestent son obéissance absolue à la Vérité incarnée par les autorités musulmanes à une forme d’émancipation « profane » de sa pensée qui en fait progressivement un apôtre de la tolérance et un « homme des Lumières ». Cette métamorphose est cependant incomplète et, dans deux domaines, Usbek semble rester fidèle à son origine : celui de la guerre, lorsque son aversion pour les sunnites éclate dans l’évocation des défaites des Turcs contre les Autrichiens ; celui de l’amour, Usbek restant, dans le cadre de sa vie privée et face à la révolte sexuelle de son harem, un « fanatique ».

La question du sacré rencontre aussi celle de la représentation du divin et de l’au-delà, rejetée comme sacrilège, celle de l’existence d’une langue propre à les exprimer, celle enfin du style des textes sacrés, dénoncé comme élévation factice d’une pensée purement humaine, tous ces points convergeant vers une assimilation implicite de la religion d’Usbek au déisme des Lumières. Dans cette perspective, Béatrice Didier propose de lire l’histoire des Troglodytes – qui intéresse aussi, dans ce volume, Catherine Volpilhac-Auger – comme un « mythe profane » des commencements de l’humanité qui constituerait une sorte de Genèse sans transcendance, sans création, sans péché originel, sans déluge et sans révélation. Mais elle rappelle surtout qu’aucune stabilité énonciative ne permet sur ces questions religieuses de réduire les Lettres persanes à la délivrance d’un message quelconque, qui émanerait directement de la voix de l’auteur. La multiplicité des points de vue exprimés et l’incertitude qui les caractérise donne à l’œuvre un trouble constitutif qui est peut-être, pour une part, celui de Montesquieu lui-même, qui choisirait cette forme parce qu’elle permet d’exprimer une pensée en mouvement, toujours interrogative, jamais systématique. La discontinuité apparaît alors comme un trait essentiel de l’œuvre qui permet de la rapprocher d’une réalisation plus tardive des Lumières comme le Dictionnaire philosophique, les Lettres persanes visant, non à proposer une pensée toute faite, mais à susciter celle d’un lecteur qui, comme Usbek, peut être à la fois séduit par les idées nouvelles et hanté par les spectres du passé. La structure de l’œuvre illustre donc une pensée des formes et la réflexion sur le sacré semble impliquer une « réflexion esthétique ».

La réflexion de Jean-Damien Mazaré porte sur la manière dont l’œuvre envisage son rapport au présent comme « horizon du discours », essentiellement à travers une série de refus qui structurent l’article, et dont je n’évoque ici que quelques-uns : refus d’une profondeur excessive conféré au présent, qui renvoie dos à dos ceux qu’il aliène, par exemple en les asservissant à l’empire de la mode, et ceux qui, par nostalgie et passéisme, le rejettent ; refus d’une valeur excessive accordée au présent, soit qu’il soit opposé à d’autres temporalités fonctionnant comme références, soit qu’il soit lui-même élevé au rang de repère absolu (la querelle des Anciens et des Modernes est ici à l’arrière-plan du roman épistolaire) ; refus de l’empire d’un « événement » historique (comme la mort de Louis XIV) qui cesse de pouvoir organiser un « avant » et un « après », refus du « récit » à proprement parler, la narration se résorbant dans le présent de l’énonciation épistolaire ; rejet, illustré par la réactivation dans l’œuvre de remarques célèbres de Montaigne et de Pascal sur la relativité de la vérité, aussi bien de ceux qui ne voient dans un énoncé que la réitération d’un « déjà dit » que de ceux qui lui accordent une sorte de bénéfice du présent ; rejet d’une énonciation construite comme dialogue entre le présent et le passé sur le modèle de Montaigne tel que le perçoit Jean-Damien Mazaré, et promotion d’une énonciation adhérant à ce qu’avec Meschonnic, le critique appelle « un présent indéfini de l’apparition », rendant « compte des phénomènes, sans nouer entre eux de relation ».

François Raviez porte son attention sur le motif de la surprise, invoqué par Montesquieu lui-même dans ses fameuses « réflexions » sur son roman pour justifier par le point de vue de ses personnages persans et la cohérence interne de la fiction l’impiété au moins apparente de certaines lettres. Considérant que la seule intrigue véritable construite par le roman est celle du sérail, le critique voit dans la surprise l’élément dynamique qui empêche l’œuvre de se dissoudre dans ce qu’il appelle avec humour une « succession de cartes postales intellectuelles et sociologiques », celui aussi qui permet l’individuation des personnages énonciateurs et, en particulier, le travail de différenciation poétique d’Usbek et de Rica. Chez Usbek, l’étonnement serait en quelque sorte défensif et « régénérateur », permettant au personnage à la fois de fuir son monde et de se fuir lui-même, dans un émerveillement quasi enfantin ; chez Rica, au contraire, « funambule de l’étonnement », la surprise serait plus jouée que sentie, participant d’une mise en scène ironique de la distance intellectuelle avec laquelle le personnage appréhende un nouveau monde ; chez Usbek, la surprise est souvent indignation, accusation d’un monde impur « où l’on ne connaît ni la pudeur ni la vertu » et comparé défavorablement à une Perse dont la vertu s’avérera pourtant bien illusoire ; chez Rica, cette posture de « justicier » est moins fréquente et plus fragile, peu adaptée à « un homme en train de se parisianiser ». En somme, la surprise est pour François Raviez la clé et la formule de la dimension proprement romanesque de l’œuvre.

L’article de Catherine Volpilhac-Auger reprend et approfondit une réflexion sur l’histoire des Troglodytes qu’elle avait esquissée dans une étude de 1995. Elle la replace d’abord dans la dynamique épistolaire, ce récit réparti sur quatre lettres se donnant comme une réponse non théorique, mais narrative, d’Usbek à Mirza sur la question des rapports de l’être humain avec la morale et avec la justice. Catherine Volpilhac-Auger fait d’abord un sort aux sources historiques antiques de Montesquieu et montre que la liberté prise à leur égard affranchit presque complètement ses Troglodytes de toute historicité, confinant sinon à l’utopie, du moins à ce qu’elle appelle « a-topie » : le « morceau d’histoire » annoncé par Usbek est donc un leurre. Sur le plan philosophique, ce conte est évidemment de nature politique et entretient un dialogue implicite avec Hobbes, les « mauvais Troglodytes » illustrant à certains égards un état de guerre forcément théorique et, sur le plan narratif, provisoire : le « cercle vicieux d’une insatisfaction permanente » marque cette étape, ainsi qu’un intérêt immédiat ne vivant que dans le présent, sans mémoire et sans véritable historicité. La maladie qui dévaste ce peuple fonctionne donc comme une forme de Déluge sans transcendance, qui ouvre l’ère historique, marquée par la mémoire de la période antérieure, et confortant le choix de la vertu par les souvenir des errances passées. Vertu et bonheur son indissociables, et dans cet équilibre, le langage joue un rôle fondamental, à la fois comme espace de négociation et de recherche du bien commun s’opposant à la pure violence, comme intériorisation de « l’impératif de vertu », et, dans le discours de celui qu’on a choisi pour roi, comme lieu d’expression des émotions. La coupure n’est cependant pas parfaite, car le potentiel de vertu des Troglodytes était présent dès la première phase dans les deux familles, certes alors marginales, qui ont survécu : « Les deux modèles, écrit Catherine Volpilhac-Auger, ne se succèdent donc pas véritablement ; ils entrent en concurrence, et l’un finit par l’emporter sur l’autre », dans une inversion des ordres de succession traditionnels de l’âge de fer et de l’âge d’or, et au mépris de tous les « paradis perdus ».

Usbek confirme donc pour son destinataire Mirza que l’essence du bonheur, c’est la vertu, comme le montre par ailleurs, sur le plan démographique, la destruction des « mauvais Troglodytes » et la prolifération de leurs successeurs vertueux, qui par ailleurs laissent s’épanouir le désir sexuel chez les deux sexes au lieu de le réprimer. « La fécondité, la puissance d’expansion, qui jouent un si grand rôle dans la pensée [de Montesquieu], sont là pour signifier de manière indubitable la supériorité du modèle bucolique et vertueux sur le modèle égoïste voué à la mort », ce qui fait des bons Troglodytes, sur le plan de la fable, l’équivalent des Parthes dans l’imaginaire historique de Montesquieu. Revenant enfin sur l’espèce de « liberté sexuelle » qui caractérise le peuple imaginaire et vertueux encensé par Montesquieu/Usbek, l’article se termine sur cette souriante variante sur une des plus célèbres interrogations des Lettres persanes : « Comment peut-on ne pas être Troglodyte » ? »


Marc Hersant (Lyon III)