Christophe Martin (dir.), Les Lettres persanes de Montesquieu, PUPS et Oxford, Voltaire Foundation, « Vif », 2013 Sylviane Albertan-Coppola

Christophe Martin (dir.), Les Lettres persanes de Montesquieu, Presses universitaires de Paris-Sorbonne et Oxford, Voltaire Foundation, « Vif », 2013, 350 pages,
ISBN : 978-2-84050-917-2, 16 €.

Les seize études sur les Lettres persanes ici réunies sont quasiment toutes inédites (quatre d’entre elles reprennent, partiellement ou complètement des articles déjà publiés). Elles offrent, à l’occasion du programme d’agrégation de lettres, un assortiment aussi savant que varié des recherches les plus récentes sur l’œuvre de Montesquieu, tant dans le domaine poétique et politique (1re partie) ou éditorial (2e partie) que sur des points précis tels que les femmes et l’Orient (3e partie) ou encore la tragédie, l’économie, le voyage, l’erreur, le secret, sans compter l’apostasie d’Usbek (4e partie).

C’est d’abord un Montesquieu novateur, tant par la forme que par le contenu de ses Lettres, qui nous est proposé. Pierre Hartmann pose d’entrée la question cruciale du rapport entre discours idéologique et forme littéraire, mettant en avant un philosophe qui confie à une forme littéraire inédite une pensée non pas préétablie mais en quête de vérité. Denis de Casabianca, ensuite, soutient que le philosophe trouve dans le roman épistolaire, dont il réinvente les modalités, l’instrument idéal pour traiter de politique. Jean-Paul Sermain, de son côté, montre comment l’ouvrage de Montesquieu, sans tourner le dos au patrimoine antique, manifeste un esprit d’invention extrême et change la perception des objets en les envisageant de biais. Jean-Marie Goulemot, sans tomber dans l’anachronisme, voit même dans les Lettres persanes un important réseau de circulation de l’information.

Mais comment comprendre les Lettres persanes sans se pencher sur les différents états du texte, qui nous éclairent sur l’évolution de la pensée de l’auteur aussi bien que sur ses intentions ? L’article du regretté Jean-Paul Schneider, dans la deuxième partie, porte sur les modifications du texte révélées par les Cahiers de corrections dictés par Montesquieu, probablement entre 1752 et 1754 : l’auteur des Lettres persanes y apparaît plus soucieux d’organiser la partie romanesque que d’atténuer les audaces philosophiques. C. Volpilhac-Auger s’appuie aussi sur les passages modifiés ou ajoutés pour mettre en lumière un « twist » dans la narration avec le suicide de Roxane.

La série d’articles sur les femmes et l’Orient qui occupe la troisième partie permet de dépasser l’approche exotique pour discerner chez Montesquieu une véritable réflexion socio-politique sur les rapports entre les sexes. Jean-Patrice Courtois campe une Roxane philosophe par retournement du langage d’autrui mais aussi par l’analyse conceptuelle qui en résulte, tandis que Florence Lotterie part de la figure du double (deux Persans, deux Ibrahim, deux femmes philosophes : Zuléma et Anaïs) pour poser le problème de la représentation de la valeur, intrinsèquement liée dans les Lettres persanes à la crise de confiance entraînée par Law. Parallèlement, Céline Spector analyse le sérail comme un laboratoire d’expérimentation des passions (chez le maître, les eunuques et les femmes), faisant du roman de Montesquieu une philosophie expérimentale qui débouche sur une politique des passions. Christophe Martin se penche à son tour sur le thème de la distinction sexuelle qui parcourt tout le texte. Cette hétérogénéité spectaculaire, déclinée sur le mode antithétique (monogamie/polygamie, liberté/clôture, vice/vertu, etc.), est fortement signifiante, dans la mesure où elle donne la différence des sexes comme une construction sociale et historique.

Un dernier groupement d’articles vient compléter l’apport des trois précédents en mettant l’accent sur une série d’aspects des Lettres persanes qui, pour être particuliers, n’en touchent pas moins à la signification profonde de l’œuvre. Catherine Ramond souligne la dimension critique de l’intertexte tragique omniprésent dans le recueil épistolaire et la valeur esthétique du contraste formé par les lettres tragiques avec les lettres comiques de Rica ou les lettres sérieuses d’Usbek. Philip Stewart fait ressortir que les impiétés des Persans ne sont pas, comme le croyait l’abbé Gaultier, le reflet de celles de l’auteur mais une forme d’éloignement de toute considération religieuse, chrétienne comme musulmane. Florence Magnot-Ogilvy, s’appuyant sur les énoncés « économiques » (c’est-à-dire ayant trait à la production, la circulation et l’usage des richesses), invite à déceler dans les Lettres persanes le refus d’une « économie de l’amputation ou du sacrifice ». Eleonora Barria-Poncet analyse le voyage des Persans dans la phase de déplacement et dans celle du séjour en Europe, afin d’établir les liens qui rattachent les Lettres persanes au genre du récit de voyage. Élisabeth Lavezzi met en exergue la présence, à tous les niveaux de l’œuvre, de l’erreur, dont les modalités et les substitutions incitent à y lire une leçon de relativisme historique (« Vérité dans un temps, erreur dans un autre », lettre 75 [73]). Aurélia Gaillard présente les Lettres persanes comme « une entreprise de levée des secrets », source non pas d’une vérité lumineuse mais de vérités partielles ou diffractées.

La liste des personnages des Lettres persanes, la table des matières de l’édition de 1758, ainsi que l’index des lettres citées, offrent en annexe des outils précieux tant pour les chercheurs que pour les agrégatifs, dans cet ouvrage qui a su concilier les exigences scientifiques des uns avec les attentes pédagogiques des autres.

Au total, ce volume d’articles, qui constitue l’une des meilleures surprises de la floraison d’études consacrées en 2013 aux Lettres persanes, remplit sa gageure qui est de saisir le texte au croisement du roman et de la philosophie, de la psychologie et de la morale, de la satire et de la politique, sans exclusive aucune. La lecture plurielle qui s’ensuit, loin d’éclater l’œuvre en significations multiples et concurrentielles, permet de prendre la mesure, selon le mot de Christophe Martin en introduction, du « jeu de métaphores généralisées » par lequel Montesquieu, à l’aurore des Lumières, songe moins à « faire lire » qu’à « faire penser ».

Sylviane Albertan-Coppola, Amiens