Revue de métaphysique et de morale (2013/1), « Montesquieu », Denis de Casabianca dir. Laetitia Simonetta

Revue de métaphysique et de morale (2013/1), Montesquieu, Denis de Casabianca dir.

Dans sa présentation du numéro de la Revue de métaphysique et de morale consacré à Montesquieu, Denis de Casabianca explique que celui-ci doit manifester le renouveau des études portant sur L’Esprit des lois qui s’est opéré depuis une vingtaine d’années et qui a donné lieu à une lecture plus complète de l’œuvre de Montesquieu. Le numéro réunit deux approches : une attention technique à des éléments textuels faisant difficulté et un regard sur l’interprétation du dessein de Montesquieu et son utilisation, aussi bien par certaines grandes figures de la philosophie du XVIIIe jusqu’au XXe siècle que par le monde politique américain du XIXe siècle.

Le premier temps réunit les articles d’André Charrak et de Catherine Larrère. André Charrak s’intéresse au chapitre premier du livre I de L’Esprit des lois et à la référence aux lois du monde physique qui y est faite. Catherine Larrère s’appuie sur les différents niveaux de pluralité mis en place par Montesquieu dans L’Esprit des lois – des États, des gouvernements et des hommes – pour montrer que l’approche descriptive y est indissociable d’une approche normative. Cette lecture interne à L’Esprit des lois amorce une réflexion qui parcourt l’ensemble du numéro, concernant le rapport de la norme et de la liberté chez Montesquieu, et qui sera abordée de façon plus externaliste dans les articles suivants. En effet, le deuxième temps du numéro s’articule autour de différentes figures de la réception de Montesquieu. D’après Denis de Casabianca, le jugement que porte Rousseau sur Montesquieu dans l’Émile, même s’il peut être le produit de la mauvaise foi, permet de réexaminer la catégorie de « droit politique » du livre I de L’Esprit des lois. Anne Amiel se penche sur l’influence de la pensée de Montesquieu dans les débats sur la Constitution américaine et sur la manière dont L’Esprit des lois est passé du statut de référence extérieure incontestée à celui de pierre de touche des théories fédéralistes ou antifédéralistes. Enfin, Céline Spector s’intéresse à la réception contemporaine de L’Esprit des lois à travers celle de Leo Strauss, dont les travaux ont été profondément influencés par Montesquieu. Elle montre les raisons et les torts de l’interprétation straussienne tels qu’ils apparaissent dans des séminaires inédits dispensés au Département de sciences politiques de l’université de Chicago en 1965-1966 et son influence sur la compréhension libérale de Montesquieu.

Ce numéro nous semble présenter un double intérêt pour la compréhension de L’Esprit des lois. Le premier consiste à replacer Montesquieu dans le contexte épistémologique et philosophique de son temps, que ce soit en montrant la justesse de son rapport aux sciences naturelles – modèle qu’il adapte aux lois humaines –, ou en rappelant le dialogue qu’il engage avec les conceptions juridiques en présence (les théories du droit naturel et les théories contractualistes). Le second est de préciser ce qu’il faut entendre par le libéralisme de Montesquieu en découvrant au lecteur le rapport essentiel que cette conception entretient avec l’idée de normativité circonstanciée ainsi qu’avec un esprit de modération, par lequel les hommes demeurent libres de choisir leurs fins.

Dans son article sur « Le sens de la nécessité selon Montesquieu. Essai sur le livre I, chapitre I de L’Esprit des lois », André Charrak entend s’opposer à l’interprétation du terme « nécessité », qui apparaît dans ce chapitre, comme « nécessité absolue », car elle revient à confondre la nécessité avec la fatalité. L’enjeu de son article est de déterminer davantage le concept de nécessité tel qu’il est employé dans le chapitre inaugural de L’Esprit des lois, alors même que les lois instituées dans les sociétés, qui font l’objet de l’ouvrage, reposent sur les écarts introduits par la liberté humaine. L’article d’André Charrak permet, par l’éclairage qu’il propose de la référence faite à la nécessité physique, de révéler l’ambition épistémologique de Montesquieu et de préciser sa position dans le contexte de la philosophie de son temps. Pour cela, l’auteur de l’article démêle deux compréhensions modernes de la loi, selon « la quantité des relations qu’elles expriment » ou « selon leur statut modal ». Loin que Montesquieu dégage la nécessité des lois en fonction de leur degré de généralité, i.e. de la constance des rapports qu’elles décrivent, il évalue les lois selon leur modalité. Cette compréhension s’appuie sur des éléments philologiques, telles que les modifications du titre du livre I, d’abord intitulé « des lois universelles », puis « des lois générales », et enfin « des lois en général » dans « leur signification la plus étendue », comme le préciseront les premières lignes du chapitre. Dès lors, ce n’est pas le caractère globalisant ou l’extension de certains rapports qui fait l’objet de l’étude mais leur valeur intrinsèque. Le parti pris d’André Charrak est de partir du traitement « des lois du monde physique » et de dégager l’intérêt qu’il y a à les intégrer dans l’ouverture d’une étude portant sur les lois humaines. En faisant ainsi référence aux lois physiques, Montesquieu n’entend pas les ériger en modèle nomologique général – dessein qui lui ferait adopter une forme de réductionnisme – mais mobilise une référence familière pour le lecteur du XVIIIe siècle, dans l’esprit duquel ce modèle doit figurer la nécessité des rapports de causalité. Par là, Montesquieu cherche à dégager ce qui fonde la valeur des lois : « Au seuil de l’ouvrage, Montesquieu nous donnerait donc à lire, plutôt qu’une thèse métaphysique sur l’échelle des êtres [comme peut le laisser croire le texte du chapitre], une explicitation de l’exigence de scientificité enracinée dans son temps ».

En effet deux références scientifiques essentielles pour le lecteur du XVIIIe siècle sont sous-entendues. Premièrement, cette définition de la nécessité des lois renvoie à la thèse suivant laquelle le mouvement obéit à des règles nécessaires incarnée pour le lecteur de l’époque par la mécanique rationnelle. Chez Newton, les « axiomes ou lois du mouvement » devaient exprimer l’équivalence modale des lois du mouvement avec les axiomes mathématiques. Cette nécessité ou modalité apodictique des lois de la physique illustre parfaitement la définition de la nécessité comme rapport tiré de la nature des choses car elle vient, comme l’explique André Charrak, de ce que « les règles du mouvement se déduisent analytiquement du concept des corps ».

Deuxièmement, le texte liminaire de L’Esprit des lois fait écho à une conception du monde compris comme système physique dans lequel la détermination nécessaire des rapports assure la permanence du tout. Mais l’essentiel à propos de la vision du monde présente en ce chapitre réside dans l’allusion au concours divin selon laquelle « Dieu a du rapport avec l’univers comme créateur et comme conservateur ; les lois selon lesquelles il crée sont celles selon lesquelles il conserve ». André Charrak y voit une référence à Malebranche qui montre, dans le dernier livre de La Recherche de la vérité, que la stabilité de la structure du monde se fonde dans cette identité nomologique. Cette référence est majeure à deux égards, et compte en premier lieu pour comprendre le concept de nécessité mobilisé par Montesquieu. Tout d’abord, elle doit permettre d’éclairer la déclaration suivante : « Ainsi la création, qui paraît être un acte arbitraire, suppose des règles aussi invariables que la fatalité des athées ». Contre une lecture qui prendrait occasion de cette déclaration pour parler de « nécessité absolue » chez Montesquieu, André Charrak explique qu’elle exprime que, selon Montesquieu, le monde créé a vocation à se conserver : c’est l’idée de stabilité qui importe ici, sans remettre en cause la sagesse divine. Ce qui importe plus encore c’est que Montesquieu tait les principes qui pourraient déterminer l’entendement divin dans cette création, ce qui signale son attention à n’étudier que les phénomènes et à ne pas remonter à la compréhension de leur fondement.

En second lieu, la référence à Malebranche engage une estime plus générale de l’entreprise de Montesquieu : l’identité nomologique entre création et conservation renvoie à la fiction du monde, ou à la cosmogénèse cartésienne qu’elle servait à fonder, ce qui permet à l’auteur de justifier le recours à une exposition diachronique pour dévoiler l’ordre complexe des phénomènes. Si l’on sort du cadre de la physique, ce paradigme fournit aux auteurs des Lumières un modèle pour la connaissance de l’homme. Partout on prescrit de faire une généalogie du donné selon des lois ; ainsi la préface de lLEsprit des lois annonce bien qu’il faut dérouler les faits et vérifier par là-même qu’ils dérivent des principes.

Dans la suite de l’article, André Charrak explique que la compréhension de la conception de la modalité telle qu’elle apparaît au début de L’Esprit des lois à partir de ce modèle mécanique doit être complétée par une réflexion sur la mention, dans ce même chapitre, des « lois possibles » dont on peut penser que la nécessité serait moindre. Le but est alors de montrer que les lois instituées par les êtres intelligents, qui paraissent dépendre de leur libre arbitre plutôt que de leur nature, relèvent en réalité de la même conception de la loi qui fut exposée d’entrée de jeu. Ainsi bien que, d’un point de vue logique, elles présentent un caractère de contingence (car d’autres lois sont possibles absolument parlant), elles possèdent, en tant que lois, la même structure que les propriétés géométriques des figures. André Charrak signale que Montesquieu joue ici contre Hobbes : pour le premier, les lois humaines sont irréductibles à leur pure positivité, puisqu’il existe des rapports de justice possibles qui les précèdent et les norment. Mais le plus intéressant reste que « le fait que les lois instituées par les esprits et par les hommes n’excluent pas les contrefactuelles n’affecte donc pas l’intelligibilité d’ensemble définie par le livre I, qui postule la nécessité des relations causales ». Par là, André Charrak montre que Montesquieu parvient à donner un sens très fort à la valeur des lois humaines tout en maintenant leur spécificité. Ainsi, Montesquieu pourra alléguer du décalage qu’il a posé entre lois possibles et lois instituées pour se défendre contre l’accusation des jésuites d’un nécessitarisme strict. André Charrak peut ainsi replacer Montesquieu dans une tradition, celle d’après laquelle « la contingence est […] garantie, à un niveau général, par la postulation d’un domaine de possibilités précédant les lois instituées dans le monde ». Tout l’article tend à montrer que Montesquieu a une conscience très claire des catégories qu’il manipule, et que son originalité, par rapport à ses adversaires, est de se prononcer sur le rapport des effets et non sur leur enracinement causal, à la manière de la science moderne du mouvement.

Cette nouvelle conception de la loi comme rapport nécessaire engage aussi une nouvelle idée de la nécessité, qui n’est pas tant définie logiquement, que par l’idée que certains rapports sont strictement dérivables des natures qui font l’objet d’une science. L’intelligibilité des lois dérive donc entièrement des choses mêmes, comme l’a montré de façon exemplaire la mécanique, et non d’un fondement métaphysique inaccessible. André Charrak peut donc clore son article en montrant que Montesquieu, dans le chapitre liminaire de L’Esprit des lois, combine les exigences du mécanisme avec l’empirisme de Locke.

Dans « Le pluralisme de Montesquieu ou le savoir de la liberté », Catherine Larrère retrace le combat de Montesquieu pour une pluralité à tous les niveaux de la société, et s’attache à réinscrire ce combat dans une histoire des idées politiques marquée par ceux qu’elle appelle les tenants de l’unification simplificatrice (Hobbes) et ceux de l’unité républicaine (Machiavel). Elle part d’un paradoxe : comment reconnaître la pluralité du bien sans renoncer par là-même à une idée du bien ? Au moyen d’une distinction entre trois niveaux d’étude (pluralité des États, pluralité des pouvoirs et des puissances sociales et pluralité des hommes), Catherine Larrère entend montrer qu’à chaque niveau, ce pluralisme n’est pas incompatible avec une portée axiologique. Elle répond par là aux interprétations qui allèguent le pluralisme de Montesquieu pour lui attribuer une position relativiste.

Le niveau le plus général qui l’occupe d’abord est celui de la pluralité des États ou des États entre eux. Sur ce plan déjà, Montesquieu prend à contre-courant une position sceptique qui reviendrait à dire qu’étant donné la variété des circonstances, il n’y a pas de bon gouvernement ; selon le philosophe, il y a, pour chaque société, une bonne religion ou encore un bon gouvernement, qui n’est adapté qu’à elle. Il s’agit donc de comprendre le meilleur gouvernement comme « superlatif relatif » : il est toujours le meilleur pour un peuple donné. Cette position implique une conception incarnée de la figure du législateur, lequel doit connaître les lieux, et s’oppose à la conception idéalisée de Rousseau.
Catherine Larrère reprend alors à Vincent Descombes une distinction très intéressante entre relativité selon les préférences et relativité selon les circonstances qui permet de concevoir « une justice variable selon les circonstances, mais qui existe indépendamment de l’opinion humaine »
 [1]. Ce rapport entre les lois et les circonstances peut donc faire l’objet d’une science.

Cela explique que Montesquieu donne une vraie consistance à la distinction entre gouvernements républicain, monarchique et despotique, et l’inscrive par là en rupture avec Grotius, Hobbes ou Locke qui, n’accordant aucune valeur objective à ces distinctions, s’intéressaient plutôt à l’unité de la souveraineté. Sa démarche revient donc à organiser la diversité des lois et des mœurs selon des types (de gouvernements, de climats, de commerces, de régimes juridiques) qui n’ont pas d’autre fonction que celle de faire émerger des différences et par là des singularités. L’objectif scientifique de Montesquieu n’entraîne pas de réductionnisme de sa part, bien au contraire : c’est la recherche de la singularité qui l’intéresse. Or, la singularité n’émergeant qu’au niveau national ou intrapolitique, où l’on considère la pluralité des pouvoirs et des puissances sociales, l’étude de la pluralité des États entre eux laisse place à celle de la pluralité intraétatique. La différence entre les États ne s’obtient que par l’étude des pays considérés comme un tout : il faut comparer des systèmes de lois et non des multitudes de lois.

Catherine Larrère s’intéresse donc, dans un deuxième temps, à la pluralité des pouvoirs telle que la défend Montesquieu. Celui-ci prend acte de la pluralité des mœurs, souvent indexée sur celle des climats, mais aussi de la pluralité des conditions sociales au sein d’une société. Elle attire l’attention du lecteur sur l’équilibre du propos de Montesquieu : d’un côté il redoute les divisions qui peuvent naître de la pluralité (des conditions, des religions), et de l’autre il reconnaît que la pluralité peut, davantage que l’unité imposée par la domination d’un des éléments comme dans le cas du catholicisme ou du despotisme, faire collaborer chaque élément au bien commun. Le pluralisme, parce qu’il développe l’esprit de tolérance, fait l’objet d’une défense sans réserve de la part de Montesquieu, contre la simplicité qui est toujours une forme de simplification. D’après Catherine Larrère lisant Montesquieu, plusieurs facteurs favorisent cet esprit simpliste. Premièrement, l’universalisme religieux : si la philosophie politique de Montesquieu semble à rebours de l’universalisme des Lumières, c’est au nom même du principe, cher aux Lumières, de la tolérance. Ainsi, Montesquieu reprend la défense de la discorde politique qui était celle de Machiavel contre les historiens de Rome, pour démasquer en un Bossuet la figure de l’apologiste chrétien derrière celle du défenseur de l’unité du peuple. Deuxièmement, c’est la défense de l’absolutisme qui sous-tend toute forme de simplification. Ainsi, si d’un côté Hobbes n’interroge pas les limites du pouvoir souverain, constitué de multiples droits, de l’autre Montesquieu n’interroge pas la pluralité qu’il juge constitutive de tout gouvernement légitime. Cette symétrie inversée doit faire saillir l’opposition des deux auteurs : pour le premier, le présupposé doit exprimer que la souveraineté ne peut être limitée ou divisée par essence, alors que pour le second, il doit montrer que la distinction des pouvoirs est constitutive de tout gouvernement. Ainsi, Montesquieu admettrait comme point de départ la pluralité fonctionnelle des pouvoirs, pour exclure d’emblée la possibilité de l’absolutisme.

Toutefois, Catherine Larrère rappelle que la pluralité n’a de valeur aux yeux de Montesquieu qu’en ce qu’elle est vecteur d’unité : comme l’illustre la constitution anglaise, la séparation des pouvoirs doit produire l’équilibre entre les différentes puissances sociales constituant les différentes chambres. Du jeu des pouvoirs doit résulter la loi générale, reflet des différentes forces sociales. C’est donc par une sorte de mécanisme aveugle que la pluralité produit la liberté.

Dans un dernier temps, Catherine Larrère considère la défense montesquieusiste de la pluralité des hommes. Pour cela, elle repart de la définition de la liberté politique que donne Montesquieu, comme sûreté ou opinion d’être en sûreté
 [2], et qu’il distingue de la liberté philosophique. Elle montre que la première repose sur la thèse anthropologique de la pluralité humaine : elle n’existe que dans la confrontation pacifique des hommes entre eux. Elle ne peut donc avoir d’existence pour un homme seul, contrairement à la liberté philosophique. Ainsi, contre l’interprétation (soutenue par Pangle) d’après laquelle la conception de Montesquieu reposerait sur un monisme psychologique, C. Larrère montre que la liberté politique présuppose une pluralité psychologique. Hobbes est à nouveau sollicité pour faire saillir l’originalité de Montesquieu : le fondement anthropologique du premier est une pluralité numérique d’après laquelle la diversité des individus peut être réduite à un égoïsme rationnel commun à tous. Au contraire, le second, en s’attachant à décrire la pluralité des gouvernements, met en lumière la diversité des passions qui en sont le principe (la vertu dans les républiques, l’honneur dans les monarchies). Ce qui réunit les hommes est leur inclination – même inconsciente – à la vertu, plutôt que leur intérêt égoïste ou leur méchanceté (cette fois-ci contre Machiavel). Cela permet à Catherine Larrère de dresser une autre filiation, celle qui relie Montesquieu à Rawls, à partir de leur croyance commune dans la capacité des hommes à s’accorder sur un projet commun de société qui n’est pas forcément la liberté. La valeur de ce projet vient de ce qu’il unifie la pluralité d’une société, ce qui prouve encore que le bien ne s’impose pas selon Montesquieu, mais découle de la spécificité d’un peuple.

C’est donc un « libéralisme de la pluralité » que Catherine Larrère trouve, en accord avec Bernard Manin, chez Montesquieu, et qui repose sur la pluralité des circonstances, des opinions, et des projets populaires. Ces différents niveaux de pluralité sont les conditions d’une authentique liberté politique, à laquelle s’oppose absolument le régime despotique, caractérisé par le fait qu’il ne laisse aucun choix dans le projet politique : survivre y apparaît comme le seul but possible.

Denis de Casabianca, dans son article « Le droit politique dans les histoires de toutes les nations. Pourquoi “l’illustre Montesquieu” n’a pas pensé les fondements de la société politique » montre de quelle manière Montesquieu abandonne une logique « du fondement », propre aux théories du droit naturel, pour adopter une logique des « dispositions » ; cette nouveauté se manifeste dans l’élaboration du concept de droit politique à partir de l’expérience. L’auteur de l’article entend partir de la critique que Rousseau fait de Montesquieu dans l’Émile, afin d’éclairer la catégorie de « droit politique » telle qu’elle apparaît dans L’Esprit des lois. Il rappelle d’abord la différence entre l’approche descriptive de Montesquieu dans L’Esprit des lois, qui prend pour objet les lois positives des différents gouvernements existants, et l’approche normative de Rousseau dans le Contrat social, qui traite des principes du droit politique en général. Compte tenue de cette divergence dans la méthode adoptée mais aussi d’une certaine proximité de la conception de Montesquieu avec les théories du droit naturel que Rousseau rejette, et de sa distance avec les considérations liées à la souveraineté qui elles intéressent Rousseau, il est étonnant que Rousseau suggère de Montesquieu qu’il fut « le seul moderne en état de créer » le droit politique « encore à naître » [3]. En effet, loin que le regard empirique que Montesquieu adopte le mène à établir le droit par le fait, ainsi qu’à justifier l’absolutisme, il le conduit à une critique aiguë du despotisme. Ce que Rousseau retient de Montesquieu, c’est précisément la manière qu’il a de porter son regard sur les ordres existants sans perdre de vue l’ordre légitime. L’objet de Denis de Casabianca dans cet article est ainsi de montrer que l’approche descriptive de Montesquieu est au service d’une quête normative. L’apport décisif du philosophe est de fonder la prescription juridique sur l’attention aux dispositions des différents peuples. Par là-même, Montesquieu opère une reconfiguration des problématiques jusnaturalistes et instaure les conditions d’un véritable « droit politique ».

La première preuve qu’en fournit Denis de Casabianca est d’ordre textuel : Montesquieu est bien le premier à employer le terme de « droit politique » dans L’Esprit des lois (I, 3), alors qu’il n’apparaissait nulle part chez les théoriciens du droit naturel pourtant soucieux d’exposer de façon systématique les différentes formes de droits civils, publics et privés. Mais c’est précisément parce qu’ils pensaient ces différentes formes de droit en rapport avec le droit naturel qu’ils n’ont pas réfléchi au « droit politique ».

Cette apparition dans L’Esprit des lois est liée à l’objet propre de l’ouvrage. Denis de Casabianca rappelle en effet que dans ses ouvrages précédents (notamment dans les Lettres persanes), qui fournissent le cadre d’une lecture critique des jusnaturalistes, Montesquieu utilise l’expression « droit public ». L’enjeu est à ce moment de démasquer, derrière le droit public théorisé par les jusnaturalistes, les préjugés des princes. En revanche, l’expression de « droit politique » utilisée dans L’Esprit des lois témoigne d’un changement de cap : le philosophe entend désormais proposer une théorie nouvelle du droit, en rupture avec le projet jusnaturaliste. Celle-ci consiste à partir de « la nature des choses » (Préface, p. 5) , à étudier les différents droits en rapport les uns avec les autres, et à s’appuyer sur une étude « des histoires de toutes les nations », autant de principes qui s’opposent à ceux de ses prédécesseurs.

Cette tâche de L’Esprit des lois passe d’abord par une relativisation du droit naturel dans le système des droits existants. Denis de Casabianca dégage cet enjeu du livre XXVI : Montesquieu y fait un état des lieux des différentes sortes de droit. Loin de vouloir les articuler les uns aux autres, il les présente comme autant d’applications de la raison humaine dans son activité législatrice. Pour Denis de Casabianca, « le droit naturel y apparaît alors comme un droit parmi d’autres ». L’autre caractéristique notoire de la démarche de Montesquieu consiste à ne pas ériger ce qu’il a désigné comme étant « le droit politique général » en fondement des autres droits et notamment du droit politique particulier. Lorsqu’apparaissent des principes généraux, ils ne consistent que dans la prescription des compétences propres à chaque juridiction qui, pour ce qui concerne leur exercice propre, sont autonomes par rapport à ce « droit politique général ».

Dès lors, plutôt que d’exister par rapport à un fondement, la loi s’établit dans un rapport avec les autres forces constitutives de la société. Le geste de Montesquieu consiste à s’approprier le concept de loi hérité de Hobbes et Pufendorf, pour en faire un concept relationnel : une loi n’existe que dans un rapport équilibré avec d’autres lois. Elle n’est pas définie par son enracinement dans un principe moral ou religieux ou encore dans un contrat, mais par sa place dans le système des différentes juridictions (et en particulier le droit politique et le droit civil). L’existence de principes antérieurs au droit politique n’est plus mobilisée pour justifier la prééminence d’un droit naturel ou divin sur le droit politique ou civil, mais pour évaluer la convenance des lois avec la disposition du peuple auquel elles s’appliquent. C’est pourquoi, c’est dans l’étude des situations historiques qu’apparaissent les principes normatifs qui constituent le droit politique de chaque société.

D’après Denis de Casabianca, toute la difficulté du projet de L’Esprit des lois est donc de dégager la « règle-échelle » qui permet d’évaluer les lois positives d’un peuple en l’absence de fondement juridique universel. Par là-même, Montesquieu développe une nouvelle compréhension de la normativité, d’après laquelle c’est « l’esprit des lois », c’est-à-dire leur convenance avec la société qu’elles régissent et entre elles, qui doit être le principe du jugement que l’on porte sur elles. Les normes se dévoilent en contexte : elles rendent raison des situations singulières qui elles-mêmes justifient ces normes.

En fin de parcours, Denis de Casabianca revient à sa question initiale : comment expliquer que Rousseau ait vu dans Montesquieu le premier moderne capable de fonder le droit politique, alors même que pour le premier, ce problème est celui du rapport de la souveraineté et du gouvernement que n’a pas vu le second ? Pour l’auteur de l’article, la réponse réside dans la tentative de Montesquieu d’avoir tenu ensemble « la question de la légitimité et de la conservation », c’est-à-dire d’avoir compris que la légitimité d’un régime s’éprouve dans le développement historique de son peuple.

Dans son article « La figure de Montesquieu dans le débat constitutionnel américain », Anne Amiel propose une mise en perspective des débats ayant eu lieu entre 1776 et 1787 aux États-Unis sur la Constitution américaine avec l’Esprit des lois de Montesquieu. Son article prend la forme d’une enquête qui retrace l’évolution de la manière dont les lecteurs américains ont compris les thèses de Montesquieu ; selon l’auteur, une « rumination » s’opère, qui est en même temps une émancipation par rapport à cette figure d’autorité. Pour cela, l’auteur de l’article part du paradoxe suivant :Montesquieu jouit d’un prestige exceptionnel parmi les acteurs de la révolution américaine, aussi bien chez les fédéralistes que chez les antifédéralistes. Cependant, certaines étapes se dégagent dans leur lecture de Montesquieu. Dans la première phase de la révolution américaine, dite du « moment 1776 », Montesquieu fait figure d’autorité incontestée : son analyse de la Constitution d’Angleterre fournit aux révolutionnaires des outils théoriques pour critiquer le Parlement d’Angleterre et le roi de Grande-Bretagne. Mais cette allégeance se complexifie lors du « moment 1787 » : après la victoire de la guerre d’Indépendance, le camp des fédéralistes qui prône une nouvelle Constitution fédérale s’oppose au camp des antifédéralistes qui refuse de ratifier cette dernière au nom d’une confédération d’États déjà constitués. Au départ, force est de constater que ce sont les seconds qui se revendiquent de Montesquieu en s’appuyant sur sa conception de la séparation des pouvoirs. Tout l’intérêt de l’article d’Anne Amiel est de montrer de quelle façon le camp opposé des fédéralistes, pour rendre son combat légitime, est amené à comprendre Montesquieu à nouveaux frais. Leur défense d’une politique étendue et du fameux « check and balance » est-elle vraiment antithétique avec L’Esprit des lois ?

Anne Amiel expose d’abord les arguments que le camp des antifédéralistes trouve chez Montesquieu pour refuser la Constitution fédérale. C’est avant tout au nom de l’esprit républicain qu’ils s’y opposent : un territoire étendu et diversifié n’est pas conforme aux conditions d’instauration d’une république, ce sur quoi avait bien insisté Montesquieu. Premièrement, le gouvernement républicain doit pouvoir exprimer la volonté et les sentiments du peuple, et il est illusoire de penser que le mécanisme de la représentation pourrait rendre compte de la diversité irréductible des opinions d’un grand État. Deuxièmement, le gouvernement républicain repose sur une stricte séparation des pouvoirs, que remet en cause l’existence de la Cour suprême voulue par les fédéralistes. Cet argument est doublé du pessimisme anthropologique des antifédéralistes : comme on ne peut plus compter sur la vertu républicaine, c’est seulement grâce à la transparence des petits États que l’on parviendra à surveiller le jeu politique. En fin de compte, les antifédéralistes s’appuient sur quelques passages récurrents de L’Esprit des lois qui leur permettent de poser les questions cruciales de la définition d’un peuple et de son rapport avec la souveraineté. Anne Amiel souligne que ce soutien textuel est d’autant plus fort que les préceptes de Montesquieu prennent, dans l’esprit des antifédéralistes, une valeur équivalente à celle des axiomes d’Euclide.

Face à ce premier combat de citations, les fédéralistes sont contraints de relire Montesquieu ; ils s’y prêtent, mais d’abord d’une façon relativement superficielle, en se contentant d’opposer aux citations des antifédéralistes des citations contradictoires. C’est seulement sur le problème de la séparation des pouvoirs que les fédéralistes vont proposer une réponse puissante et originale, appuyée sur la singularité de l’expérience historique américaine. Plutôt qu’une déférence aveugle, les fédéralistes adoptent une attitude critique à l’égard de l’œuvre du philosophe français, au sens où ils cherchent à discerner ce qui est propre à la situation anglaise et qui ne peut être appliqué à la situation américaine, et ce qui est recevable pour cette dernière. Pour Anne Amiel, on assiste là à une lecture « machiavélienne », qui prend en compte la spécificité des situations historiques. Or, ce qui intéresse précisément les fédéralistes, c’est de déterminer les limites qui distinguent les pouvoirs respectifs des gouvernements étatiques et du gouvernement fédéral. Sur ce point, Montesquieu ne peut leur venir en aide : son propos est encore trop subordonné au modèle du gouvernement monarchique anglais pour être pertinent. De ce fait, sa valeur, à leurs yeux, est relativisée : il serait tout au plus un « Bacon » – et non un Newton – du monde moral. En fin de compte, ils ne retiennent que la forme et non le contenu de sa conception, i.e. le strict impératif d’équilibre des pouvoirs plutôt que la définition même de ces pouvoirs.

Anne Amiel illustre cette fidélité infidèle des fédéralistes vis-à-vis de Montesquieu par l’exemple de la Cour suprême, dont les antifédéralistes craignent qu’elle représente le souverain véritable, non élu par le peuple. Pour leur répondre et montrer qu’il n’y a pas à craindre la prééminence d’un tel pouvoir judiciaire, Publius, le pseudonyme commun des fédéralistes, va justement chercher chez Montesquieu (L’Esprit des lois, XI, 6) l’idée que le pouvoir judiciaire est plus faible que les pouvoirs législatif et exécutif car il ne possède ni force ni volonté. La Cour suprême ne fera que renforcer l’équilibre des pouvoirs, sans mettre en danger la souveraineté du peuple. Mais par là-même, les fédéralistes innovent et s’approprient Montesquieu : si la Cour suprême ne remet pas en cause la souveraineté, elle instaure une nouvelle compréhension de l’équilibre des pouvoirs qui a désormais lieu entre les gouvernements (fédéral et étatiques) et non plus seulement au sein des gouvernements. Si un tel contrôle des gouvernements entre eux est mobilisé, c’est pour pallier le défaut de vertu des républiques modernes, ce qui manifeste une rupture avec l’association de la vertu et de la république chère à Montesquieu. Cette lucidité des fédéralistes sur la nature humaine ne va pas pour autant jusqu’au pessimisme : la revendication d’un système représentatif suppose la foi dans une vertu minimale des hommes. Encore une fois, la réception de Montesquieu est autant fidèle que novatrice.

Si l’on ne peut plus compter sur la vertu des citoyens, qu’est-ce qui constitue le fondement véritable des républiques aux yeux des fédéralistes ? Cette interrogation renvoie, on le voit, à une réflexion sur la nature même de « la société civile » qui constitue le dernier temps de la réflexion d’Anne Amiel. La vertu disqualifiée, ce doit être, pour un Noah Webster, la distribution générale de la propriété réelle qui est le fondement des républiques. La singularité de l’expérience américaine, à travers le cas de la propriété, est ici convoquée contre le modèle britannique. Chez un Madison, qui intéresse davantage Anne Amiel, c’est de façon plus générale l’existence de factions, signe de la liberté des individus, qui constitue le principe des gouvernements républicains, qu’elles renvoient à la distribution inégale de la propriété ou à la diversité des opinions religieuses et des intérêts. Or, l’originalité de Madison consiste à affirmer que l’effet de ces factions est d’autant plus bénéfique qu’elles émergent dans un grand territoire. Celui-ci, en permettant qu’elles se multiplient, offre un terrain d’autorégulation efficace dans lequel les droits des individus et des minorités sont respectés. Pour l’auteur de l’article, c’est la leçon montesquieusiste d’après laquelle « chaque pouvoir appelle un contre-pouvoir qui le limite sans le détruire » qui est ici assimilée et étendue à l’ensemble des sphères du vivre-ensemble.

Ainsi, bien que l’autorité de Montesquieu soit fortement critiquée, sa pensée ne cesse d’alimenter les termes du débat sur la Constitution américaine ainsi que sa résolution. Il semble que là où les fédéralistes héritent le plus de Montesquieu, c’est finalement dans leur attention à la singularité de leur expérience historique et de ce qu’est la société américaine. On retrouve alors la thèse de Denis de Casabianca d’après laquelle l’esprit de Montesquieu, autant que celui des lois, consiste bien à dégager des circonstances particulières une prescription judicieuse des principes du gouvernement.

Céline Spector clôt le numéro de la Revue par une réflexion sur « Montesquieu et la crise du droit naturel moderne. L’exégèse straussienne ». Dans un article d’une grande clarté, l’auteur propose de resituer dans son contexte l’exégèse straussienne de L’Esprit des lois de Montesquieu, afin de mettre en évidence le prisme de cette lecture et les déformations qu’elle fait subir à la philosophie politique de Montesquieu. Cet article est bâti sur les cours dispensés par Leo Strauss au Département des sciences politiques de l’université de Chicago en 1965-1966, portant sur L’Esprit des lois et les Lettres persanes – l’analyse de Céline Spector se concentre sur l’étude de L’Esprit des lois. Ce cours, d’après une nouvelle application de la méthode straussienne du « dessein secret », propose une interprétation critique de ce qui serait le libéralisme de Montesquieu. L’intention cachée de Montesquieu dans L’Esprit des lois aurait été de faire advenir le modèle moderne de la liberté –incarné à son époque par la Constitution d’Angleterre – en renonçant ainsi au modèle antique de la république vertueuse. D’après Céline Spector, Strauss tient fermement à la dimension normative de la philosophie politique de Montesquieu, qui serait fondée sur l’essor de la liberté et du commerce. Il est à craindre que, par là-même, Strauss ait réduit la théorie de la nature humaine de Montesquieu au désir de conservation et de confort, et somme toute à un utilitarisme dont l’Angleterre fournirait le modèle. Céline Spector propose un parcours critique des raisons et des torts de cette interprétation.

Le premier mérite de l’interprétation de Leo Strauss est d’avoir bien dégagé le rapport de Montesquieu à la crise du droit naturel moderne. Premièrement, Montesquieu, s’il s’est démarqué du droit naturel, notamment par la prise en compte de la variété des circonstances, n’a pas pour autant renoncé à dégager une norme universelle permettant d’évaluer les différents régimes. Sa quête du meilleur régime le tiendrait ainsi à égale distance de ce que les sciences politiques modernes désignent comme le positivisme ou l’historicisme. Leo Strauss rappelle à juste titre que cette position trouve son origine dans le projet de Montesquieu de comprendre la loi comme un rapport nécessaire qui dérive de la nature des choses (L’Esprit des lois, I, 1, p. 7). Strauss a saisi la portée révolutionnaire de cette définition, ainsi que la conscience forte de Montesquieu de la spécificité des lois humaines par rapport aux lois naturelles, les premières étant le produit d’une intelligence. Toutefois, l’antiréductionnisme de Montesquieu n’entache en rien sa modernité, par ailleurs garantie par le fait que sa théorie s’émancipe des cadres jusnaturalistes. D’après Leo Strauss, Montesquieu s’inscrit ainsi dans la lignée de la philosophie politique moderne, qui « avec Machiavel, Hobbes et Locke, a porté un coup fatal à l’idée de fins naturelles de l’homme, et corrélativement à l’idée de meilleur régime. […] Montesquieu partage avec ses illustres prédécesseurs l’idée que la loi de nature est une loi de conservation et non de raison ». Ainsi, plutôt qu’à des normes morales, les lois naturelles évoquées au livre I de L’Esprit des lois renvoient selon Leo Strauss à des besoins non rationnels (vivre, se nourrir, se reproduire).

Le second mérite de l’interprétation straussienne qui apparaît dans les cours qu’étudie Céline Spector est d’avoir mis en avant la destitution, dans L’Esprit des lois, de la vertu par la liberté. La vertu comme sacrifice de soi est déclarée inadaptée au temps, au lieu, ainsi qu’aux capacités des Modernes, et la liberté, entendue comme opinion que l’on a de sa sûreté, est érigée en valeur ultime du politique. Céline Spector montre comment Strauss entend décrypter les sous-entendus de Montesquieu : celui-ci identifierait la vertu à une catégorie religieuse ou morale plutôt que politique, n’ayant plus sa place dans les temps modernes mus par la liberté des mœurs et du commerce. Selon le philosophe allemand, la transmutation de la vertu définie comme discipline de soi en vertu définie comme rapport à autrui ordonnerait l’ensemble de L’Esprit des lois : Montesquieu remplacerait la vertu des Anciens par l’humanité comprise comme liberté associée au respect de l’autre. La modernité de Montesquieu et l’unité de son œuvre résiderait dans ce passage de la Vertu à la Liberté. L’apologie du commerce serait l’illustration majeure de ce basculement vers la liberté, tout comme elle en révèlerait les illusions. D’après Strauss, Montesquieu serait ainsi l’emblème des Lumières radicales, car il combinerait une foi irraisonnée dans le commerce, source de paix et de liberté, et un rejet de la religion. Les lois naturelles de l’économie suffiraient à mettre fin à l’oppression des princes et de l’Église.

C’est justement sur ce point d’interprétation que Céline Spector enclenche la partie négative de sa critique, laquelle commence en raccrochant les préoccupations de Strauss au contexte de la guerre froide et à une réflexion plus générale sur les illusions de la modernité libérale telle que Montesquieu l’aurait initiée. La première distorsion que Strauss fait subir à Montesquieu est d’ordre anthropologique et repose sur la conception de la nature humaine qu’il prête au philosophe : la politique trouverait dans la satisfaction des besoins fondamentaux la base naturelle et universelle sur laquelle s’appuyer, en même temps que sa fin. Il y aurait dans ce désir de bien-être une donnée fondamentale de la nature humaine, non remise en cause par les circonstances, et qui rapprocherait la conception de Montesquieu de celle de Hobbes. Pour Céline Spector, c’est omettre l’originalité de Montesquieu qui a justement introduit dans l’homme à l’état de nature des besoins historiques, liés à sa sociabilité naissante, et qui trouvent à s’accomplir dans le passage à l’état civil. Strauss disqualifierait ainsi certaines qualités sociales, comme l’honneur, pourtant reconnues d’utilité publique par Montesquieu dans certains types de société, et négligerait la valeur donnée par l’auteur de L’Esprit des lois à certains modèles comme la monarchie. Dans l’esprit de Montesquieu et surtout de Strauss, la démocratie et ses principes égalitaristes l’emporteraient définitivement sur la monarchie et ses privilèges, et appelleraient de leurs vœux le développement du libéralisme économique tel qu’il se pratique alors en Angleterre. Montesquieu aurait conscience que la vertu à l’antique pourrait remettre en cause la liberté et il l’associerait désormais à un modèle despotique – totalitaire pour Strauss. Celui-ci, comme le montre Céline Spector, en vient finalement à choisir le camp de Montesquieu : l’auteur de L’Esprit des lois aurait bien désigné un « meilleur » gouvernement, celui de la constitution britannique. Mais c’est là simplifier la méthode de la politique négative élaborée par Montesquieu, dont le but n’est pas de déterminer de meilleur régime valant pour tous. La modération de Montesquieu ne signifie pas qu’il érige le régime démocratique en norme, mais que, pour une société comme la France, il puisse défendre la nécessité de corps intermédiaires et ainsi d’une forme de féodalité contre le despotisme. En désaccord avec Strauss, Céline Spector récuse donc que Montesquieu fasse figure de partisan absolu du progrès des connaissances et des techniques qu’il justifierait au nom des fins que seraient la paix et la tranquillité, et qu’il incarne par là une forme de dogmatisme naïf propre aux Lumières.

Pour Céline Spector, que Montesquieu ait été un penseur de la liberté comprise comme opinion qu’on a de sa sûreté n’implique pas qu’il ait fait du régime démocratique le meilleur régime et ne doit pas faire oublier que cette liberté se décline chez lui en une diversité de gouvernement selon les types de sociétés. Strauss aurait ainsi versé dans une forme de despotisme herméneutique, alors même qu’il voulait rendre compte de ce qu’est un auteur modéré.

On ne saurait que recommander la lecture de ce numéro de la Revue de métaphysique et de morale sur Montesquieu, qui donne accès, en peu de pages, à une compréhension précise, approfondie et diversifiée du projet de L’Esprit des lois, et offre un précieux aperçu du renouveau de la recherche sur Montesquieu.

Laetitia Simonetta

ENS de Lyon (UMR 5037, CERPHI)

Notes

[1V. Descombes, Le Raisonnement de l’ours et autres essais de philosophie pratique, Paris, Seuil, 2007, p. 370, cité par Catherine Larrère, p. 21.

[2Montesquieu, L’Esprit des lois, XII, 2, p. 202. Dans l’ensemble des articles de ce numéro, L’Esprit des lois est cité dans l’édition de Robert Derathé (bibliographie mise à jour par Denis de Casabianca, Paris, Classiques Garnier, 2011, 2 vol.).

[3Rousseau, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1969, t. IV, p. 836.