Le Cercle de Vincent de Gournay. Savoirs économiques et pratiques administratives en France au milieu du XVIIIe siècle et Montchrestien et Cantillon. Le commerce et l’émergence d’une pensée économique Antonella Alimento

Le Cercle de Vincent de Gournay. Savoirs économiques et pratiques administratives en France au milieu du XVIIIe siècle, Loïc Charles, Frédéric Lefebvre et Christine Théré dir., Paris, INED, 2011, 396 pages.

Montchrestien et Cantillon. Le commerce et l’émergence d’une pensée économique, Alain Guery dir., Lyon, ENS éditions, 2011, 450 pages.

Publié sous la direction de Loïc Charles, Frédéric Lefebvre et Christine Théré, le recueil d’articles Le Cercle de Vincent de Gournay. Savoirs économiques et pratiques administratives en France au milieu du XVIIIe siècle, est l’aboutissement d’un dialogue entre chercheurs de différentes spécialités qui s’est déroulé lors d’un colloque organisé à l’INED en 2004 ; quant aux contributions publiées sous la direction d’Alain Guery, elles sont le fruit d’une lecture commune : Montchrestien et Cantillon. Le commerce et l’émergence d’une pensée économique s’inscrit dans les activités du groupe de recherche « Dons, monnaies, prélèvements » qui s’est régulièrement réuni à Paris à partir de 1987 pour discuter d’ouvrages choisis collectivement.

On doit tout d’abord souligner l’extrême intérêt des résultats auxquels les auteurs sont parvenus grâce à ce choix méthodologique précis ; le groupe dirigé par Alain Guery a pratiqué la pluridisciplinarité à partir de l’étude de deux auteurs éloignés dans le temps : Montchrestien, qui publia son Traicté de l’œconomie politique en 1615, et Cantillon, dont l’Essai sur la nature du commerce en général fut édité en 1755 ; le groupe coordonnée par L. Charles, F. Lefebvre et Ch. Théré a pratiqué la multidisciplinarité en étudiant une communauté restreinte, celle d’une vingtaine d’auteurs et d’administrateurs réunis autour de l’intendant du commerce Gournay, qui a partagé un projet spécifique, durant une période précise, la décennie 1750.

Le lien entre ce deux livres repose, en outre, et plus spécifiquement, sur la façon dont l’histoire de la pensée économique est appréhendée : en effet les deux recueils donnent des réponses non conventionnelles au problème de l’émergence d’une réflexion scientifique sur l’économie, avant que la pensée économique ne se représente comme savoir autonome et ne s’institutionnalise à travers la création de chaires universitaires. La mouvance dans laquelle les deux ouvrages s’inscrivent se manifeste dès le titre et le sous-titre : celui du recueil Le Cercle de Gournay nous invite à réfléchir sur le rapport entre « savoirs économiques » (au pluriel), et « pratiques administratives », elles aussi au pluriel ; le recueil Montchrestien et Cantillon nous invite a réfléchir sur la notion de « commerce » et sur l’émergence d’« une pensée économique », au singulier. On est en effet en présence de recherches qui, à travers une lecture philologiquement avertie des écrits imprimés, une exploitation importante de sources inédites ainsi que de bases de textes numérisées (Frantext, Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, Goldsmiths-Kress Library, collection spécialisée en littérature économique ancienne) problématisent deux notions, celle de « savoir de l’État » et celle de la pensée économique, qui sont au cœur du concept de gouvernementalité utilisé par Foucault dans ses cours au Collège de France de 1977-1978 [1].

Ce n’est pas le lieu d’insister sur le fait que c’est précisément à partir de « l’invention » du mot-concept « population » en France au milieu du XVIIIe siècle, que Foucault situe le passage de mécanismes disciplinaires à des mécanismes de sécurité et de contrôle. Charles, Lefebvre et Théré ainsi que Guery ont consciemment employé les notions de « savoirs économiques », au pluriel, et de « pensée économique », au singulier, pour décrire un processus historique complexe, caractérisé par une profonde osmose entre savoirs qui n’étaient pas nécessairement en compétition entre eux, comme on peut le constater en suivant l’analyse que Christine Théré et Jean-Marc Rohrbasser ont réservée à l’entrée en usage du mot « population ». Réintroduit en France, après une longue parenthèse, par le cercle de Gournay, le mot fut employé en 1753 par Véron de Forbonnais avec le sens passif qui s’imposera ensuite, c’est-à-dire comme quantité mesurable ; si Forbonnais utilisa « population » avec une approche économique précise, pour désigner, dans une démonstration, un ensemble d’hommes dénombrable, Mirabeau père, dans son Ami des hommes ou traité de la population, imposa, toujours à partir des années 1750, « population » dans son acception active, dans le sens de « peupler » ; le fait que « population » conserva ce double emploi, terme collectif neutre pour désigner un ensemble dénombrable mais aussi une action, celle de peupler, propre à la sphère du gouvernement et de l’administration, nous induit à ne pas trancher si nettement entre mécanismes disciplinaires et mécanismes de sécurité et de contrôle. La découverte que « population » resurgit en France à partir du mot espagnol « poblation », qui invalide l’hypothèse précédemment accréditée d’un transfert de l’anglais « population », mot très peu utilisé pendant la période en question parmi les écrivains anglais, y compris Hume, démontre l’importance des analyses linguistiques pour reconstruire les contextes culturels dans leur ensemble.

Cette découverte nous permet en outre de mieux cerner l’autre pôle de l’argumentation de Foucault, c’est-à-dire le rôle joué par l’économie politique comme instrument intellectuel des mécanismes de sécurité, comme modèle intellectuel à partir duquel se mit en place le principe de l’autolimitation de l’action gouvernementale. Les deux recueils démontrent d’une façon très convaincante qu’au milieu du XVIIIe siècle, il n’a pas existé un savoir économique unique, le naturalisme, qui dans la reconstruction de Foucault sert de modèle à la raison gouvernementale moderne [2]. En réalité, au XVIIIe siècle on est en présence d’une pluralité de formes de ce savoir et de styles de réflexion différents, entre autres la « science du commerce » prônée par le cercle de Gournay et l’« économie du don [3]esquissée par Montchrestien, selon la prégnante interprétation que Guery donne à sa réflexion économique. Si grâce à la publication récente des cours de Pierre Bourdieu au Collège de France en 1989-1992, la discussion autour de la notion de « savoirs de l’Etat » [4] a connu un regain d’actualité, la publication de ces deux recueils témoigne de la profonde vitalité de l’approche méthodologique de Jean-Claude Perrot [5].

En particulier, les auteurs du recueil Le Cercle de Gournay ont combiné l’attention à l’histoire intellectuelle propre à Perrot avec d’autres traditions historiographiques, notamment avec l’histoire de la sociologie et l’histoire culturelle et sociale. Grâce à ce choix, l’un des objectifs principaux que le groupe de recherche s’était donné, celui de transformer les personnages qui se réunirent autour de Gournay en un objet historiographique, au même titre que le mouvement physiocratique, ou celui des encyclopédistes, bien plus connu et exploré, est parfaitement atteint. Ayant décidé de ne pas étudier la réflexion des collaborateurs de Gournay en l’inscrivant dans la seule sphère des idées économiques, le groupe l’a analysé à partir des ses pratiques collectives, en suivant les interactions entre leurs multiples réseaux d’appartenance : l’ancrage provincial, le milieu nourricier du négoce, le milieu administratif, les milieux intellectuels des académies, chacun de ces milieux porteurs de modèles de sociabilité, d’usages culturels ainsi que de pratiques savantes différents. D’où la division du recueil en trois parties : la première, qui a pour titre « Histoire culturelle, histoire intellectuelle », est consacrée a l’étude du contexte administratif dans lequel la carrière de Gournay s’est déroulée : le Conseil ou bureau du commerce se révèle centrale dans la création et l’émergence de la notion de « bien de l’État » adoptée par Gournay et ses collaborateurs dans les années 1750 (David Kammerling Smith) ; à partir des dossiers de travail de Gournay en qualité d’intendant du commerce, Simone Meyssonnier illustre l’un des aspects les plus caractéristiques du groupe, la façon collective de produire leur pensée ; dessinant la physionomie sociologique du cercle, Charles parvient à donner une identité précise aux personnages qui se réunirent autour de Gournay : loin d’avoir partagé un credo économique commun, l’unité se façonna autour de l’utilisation de l’imprimé pour légitimer le savoir économique comme savoir de l’État ; l’étude que Julian Swann a consacrée à Malesherbes, censeur royal, témoigne de l’osmose entre le discours parlementaire et la réflexion du cercle en matière d’organisation de l’État et de l’administration. C’est à l’exploration du contexte de production et d’usage du savoir économique du cercle qu’est consacrée la seconde partie « Langage et savoirs », où l’on trouve des analyses très fines des mots et expressions « noblesse commerçante » et « nation commerçante » (Marie-France Piguet), de « commerce politique » (Philippe Steiner) et d’ « honnêteté du négociant » (Frédéric Lefebvre), ainsi que du mot « population » dont on a déjà parlé.

Dans la troisième partie, « Philosophie, politique et histoire du commerce », l’étude de Donatienne Duflos de Saint-Amand sur la notion d’intérêt et sur le rôle joué par Véron de Forbonnais dans sa naturalisation renforce les conclusions auxquelles sont parvenus les auteurs qui ont animé la partie « Langage et savoirs » : l’importance du cercle de Gournay, en particulier de Véron de Forbonnais, un personnage tout à fait marginal dans les histoires canoniques de la pensée économique, dans la création d’un vocabulaire innovateur si bien ancré dans des notions anciennes. Catherine Larrère dans son article sur « Forbonnais lecteur de Montesquieu » démontre que Gournay et son école étaient convaincus, comme Montesquieu, que la sphère commerciale était inséparable de la sphère étatique : bien qu’ils aient partagé ce credo, les projets politiques du cercle de Gournay et ceux de Montesquieu, et en particulier leur façon d’envisager le pouvoir, ne se rejoignent pas. Si Gournay et Forbonnais réduisent la complexité du pouvoir aux rapports entre État et individus, révélant ainsi leur proximité avec Hobbes, Montesquieu, au contraire, considère la différence des gouvernements comme réelle et affectant tous les aspects de la vie politique. La singularité du projet scientifique de l’école est l’objet d’étude de Paul Cheney qui a suivi la façon dont les auteurs du groupe ont conceptualisé le rapport entre la métropole et les colonies en soulignant le rôle joué par l’histoire du commerce, méthodologie à laquelle les physiocrates opposèrent leur propre science, fondée sur le respect des lois de l’ordre naturel.

Ayant axé leur recherches sur l’aspect sociologique et linguistique, les collaborateurs de Le Cercle de Vincent de Gournay ont réussi brillamment a reconstruire « un moment Gournay » dans « l’histoire de la société et des idées au siècle des Lumières » ; l’emploi du mot « cercle », préféré au mot « groupe », synthétise la thèse et l’aboutissement majeur auquel les auteurs sont parvenus : loin de constituer une entité close, de partager un credo économique précis ainsi qu’un projet politique identifiable, le cercle trouve son unité dans la volonté commune d’imposer un nouveau mode de pratique de la politique, « basé non plus sur les hiérarchies traditionnelles, mais sur le langage de l’intérêt tout particulièrement de l’intérêt économique et de la raison » (p. 86).

Le seul regret qu’une historienne dix-huitièmiste éprouve en lisant ce très beau volume, enrichi par la publication en annexe de trois manuscrits inédits de Gournay, ainsi que de l’Inventaire analytique du fonds Gournay de la Bibliothèque municipale de Saint-Brieuc (p. 303-330), c’est le manque d’une analyse poussée du contexte politique plus large dans lequel le cercle de Gournay s’est constitué. On aurait mieux compris la spécificité du cercle en tenant compte des diverses visions sur le destin de la France qui se dessinent justement dans les années qui virent la naissance du cercle. En témoigne un des plus importants des documents publiés en annexe, le mémoire inédit Moyens proposés pour agir le plus offensivement possible contre les Anglais et pour ranimer en France le goût pour la marine, par Vincent de Gournay, conservé en copie dans le fonds de la Marine des Archives nationales. Or plusieurs indices nous poussent à lier la naissance et le développement de la réflexion de Gournay et de son cercle aux changements qui se produisirent en France après la mort de Fleury, le cardinal pacifiste qui avait subordonné les aspirations économiques des villes commerçantes françaises au maintien de la paix avec l’Angleterre et la Hollande. Avec l’arrivée de Maurepas à la tête du ministère de la Marine, tout l’héritage de la paix d’Utrecht, en particulier la dépendance économique de la France vis-à-vis de la Hollande, sanctionnée par le traité de commerce bilatéral de 1713, est mise en question. La naissance du cercle s’inscrit en effet dans un contexte politique marqué par la confrontation entre ceux qui, poursuivant l’« équilibre sur terre », subordonnaient les intérêts économiques aux aspirations dynastiques des Bourbons, et ceux qui, comme le ministre de la Marine Maurepas, voulant établir un « équilibre maritime », n’étaient pas disposés à assurer des avantages économiques aux Provinces-Unies en échange de leur neutralité militaire. Le champ politique des années 1750 se structure autour du conflit entre intérêts économiques divergents, en particulier entre des villes qui avaient des productions à commercialiser, comme Bordeaux, qui avait besoin de la marine marchande hollandaise pour vendre ses vins, et les villes qui armaient des flottes mercantiles, comme Nantes, qui voyaient dans la marine marchande hollandaise un concurrent redoutable car mieux traitée des nationaux. Une prise en compte du contexte international dans lequel Gournay et son cercle développèrent leur réflexion aurait permis de mieux appréhender le rôle stratégique joué par le cercle dans la mise en place d’une diplomatie de substitution sous Maurepas puis sous Choiseul, rôle dont témoignent amplement les nombreux voyages et séjours que les membres du cercle effectuèrent en Espagne, en Angleterre ainsi qu’en Hollande. Inscrit dans ce contexte plus ample, le débat suscité par le cercle autour de l’utilité d’édicter un Acte de navigation sur l’exemple anglais, évoqué à plusieurs reprises dans le recueil, aurait acquis une épaisseur politique majeure.

Par contre, la prise en compte du contexte politique et événementiel joue un rôle central dans le recueil publié sous la direction de Guery ; si dans Le Cercle de Gournay, ce sont les pratiques collectives, sociales, culturelles et intellectuelles qui ont orienté et unifié le sujet de recherche, la problématique de Montchrestien et Cantillon s’est structurée autour de la portée heuristique du genre de la biographie et du rôle du personnage. Rejetant une vision linéaire et déterministe de l’histoire de la pensée économique française, les collaborateurs de ce recueil ont utilisé Montchrestien et Cantillon comme une étude de cas pour questionner l’un des problèmes au cœur de la recherche historique, le rapport existant entre l’œuvre, son auteur et le contexte historique dans lequel ils s’inscrivent ; l’objectif déclaré étant de comprendre « en quoi une œuvre a pu influencer les décisions qui ont été prises et les changements de législation qui en ont découlé » (p. 45). On comprend pourquoi le sous-titre de Montchrestien et Cantillon fait référence à « une pensée économique », puisqu’elle confronte celle de Cantillon, que son caractère analytique incite à considérer comme à l’origine de la pensée économique moderne, et celle de Montchrestien, que son caractère descriptif semble renvoyer à une période antérieure : les auteurs ont démontré qu’elle est originale , et surtout opposée à celle de Cantillon.

L’approche contextuelle et la mise en rapport de l’œuvre avec la position et la situation de son auteur, donnent des résultats importants, en particulier en ce qui concerne Montchrestien, auteur largement cité pour avoir inventé l’expression « œconomie politique », mais pas tout à fait lu, certainement à cause de la dimension exorbitante de son Traicté qui s’étend sur six cents pages ! En effet, on connaît Montchrestien indirectement ou par extraits : grâce à l’importante contribution que Jérémie Barthas a consacrée au Traicté de l’œconomie politique et à son supposé anti-machiavélisme, on est invité à lire l’ouvrage directement et dans son édition originale, car l’édition critique publiée en 1999 par François Billacois se révèle largement insuffisante, voire erronée, car elle a profondément altéré la structure de l’ouvrage.

Partageant la conviction que les idées économiques ne doivent pas être interprétées comme des séquences consécutives de découvertes analytiques sans aucun rapport à la civilisation qui leur est propre, les participants au groupe de recherches coordonné par Alain Guery n’emploient jamais la notion de précurseur, ni celle d’influence : dans toutes les contributions, distribuées en six sections (Avant-scène, Possibles dialogues, Civilisation de l’entrepreneur, Savoirs démographiques et spatiaux, Richesse métallique et circulations monétaires, Puissance économique et grandeur politique), un grand effort est fait pour placer dans leur contexte linguistique et politique la réflexion de Montchrestien ainsi que celle de Cantillon. De ce point de vue, le recueil fournit des éléments importants qui permettent de réviser des idées reçues : en premier lieu celles qui présentent Montchrestien comme un mercantiliste attardé ; grâce à l’étude des ouvrages de théâtre qui précédèrent la publication de son Traicté (Martine Grinberg), des concessions rhétoriques et des conventions dont il se servit pour introduire des idées nouvelles (Jérémie Barthas), du rôle central que Montchrestien attribua à la concurrence internationale (Jérôme Maucourant) et à la monnaie (Lucien Gillard), on découvre un auteur d’une surprenante originalité car il voit dans l’économie l’instrument politique qui permet de faire face à la violence. En particulier, en lisant l’essai de Guery qui sert d’introduction générale au recueil, ainsi que son étude plus spécifique sur l’économie de la richesse chez Montchrestien, on constate que dans les années 1620, époque de profondes fractures religieuses et de confrontations violentes, Montchrestien confia aux hommes industrieux et aux échanges qu’ils font de leurs productions ingénieuses le rôle de garant de la paix civile.

Le lecteur est conduit à apprécier l’originalité de la pensée de Montchrestien ainsi que son altérité par rapport à celle de Cantillon, à travers la façon dont les deux auteurs conçoivent la dimension spatiale des dynamiques économiques ; Jean-Marie Balder et Anne Conchon, dans un article très dense, démontrent qu’en multipliant les métaphores hydrologiques, Montchrestien parvient à concevoir un espace continu, un réseau territorialisé capable d’assurer la prospérité nationale ; le modèle d’espace de Montchrestien, qui présuppose l’intervention du pouvoir dans l’association des hommes, diffère profondément de celui qu’élabore Cantillon qui, pour minimiser les coûts, cherche à multiplier les marchés, lieux soustraits à l’autorité politique. Cantillon, l’un des fondateurs de l’économie politique moderne, se révèle dans ce recueil l’interprète lucide des pratiques financières de son temps, un spéculateur qui eut la capacité de transformer son expérience concrète de financier en catégories analytiques abstraites et générales (la notion de marché et de son autonomie, la figure de l’entrepreneur, la monnaie) ; loin de représenter la modernité, le Cantillon qui se dessine ici est un acteur socialement conservateur, car il ne remet jamais en cause l’ordre économique et social dans lequel il s’intègre à la perfection.

Cantillon, qui connut en France une immense fortune grâce au cercle de Gournay, est au centre de la contribution de Catherine Larrère, qui compare les jugements que portent sur Law Montesquieu et Cantillon, pour faire ressortir les différences entre leurs pensées ; Montesquieu, qui partage avec Cantillon le jugement positif sur les bienfaits du commerce, se révèle très sévère pour Law et sa banque ; au contraire Cantillon, en consonance avec le cercle de Gournay, se montre beaucoup plus favorable à son action, circonstance qui selon Catherine Larrère renforce l’hypothèse de l’altérité du groupe de Gournay par rapport à Montesquieu ; Christine Théré utilise le statut de la connaissance des hommes chez Montchrestien et Cantillon pour analyser le problème des diverses traditions culturelles dans lesquelles les deux auteurs s’inscrivent, et parvient à démontrer les emprunts que Montchrestien fait à Bodin et l’influence de Petty sur Cantillon.

La particularité du recueil réside dans le fait que la pensée économique issue de Montchrestien et de Cantillon est suivie sur la longue durée et dans l’espace : l’économie politique de Montchrestien, ainsi que l’économie du marché et de l’entrepreneur de Cantillon, sont en effet questionnées pour vérifier leur possible utilisation dans le contexte économique contemporain, et pour évaluer si leurs réflexions constituent des instruments utiles pour comprendre et donner des réponses à une économie, comme celle où nous vivons, caractérisée fondamentalement par la crise de modèles économiques axés sur l’autonomie du marché et sur sa supposée capacité d’assurer la paix sociale. Il est extrêmement difficile pour une dix-huitièmiste d’apprécier la validité de ce recours aux catégories du XVIIIe siècle pour questionner le présent, en particulier en matière de constitution politique ou d’autonomie des marchés, de commerce comme intégrateur social, ou sur la place de l’entrepreneur et de l’entreprise dans la société. Ce qu’il est important de souligner, c’est que grâce à sa multidisciplinarité, ce recueil « militant » nous propose des itinéraires de lecture aussi insolites qu’intellectuellement enrichissants. Ayant adopté une perspective diachronique et généalogique, le lecteur se trouve projeté non seulement dans un temps éloigné mais aussi dans un espace élargi : Jean Andreau étudie la façon dont Montchrestien et Cantillon utilisent la référence à l’Antiquité romaine pour mieux exposer la diversité de leur approche relativement à la figure de l’entrepreneur et de l’entreprise ; si le modèle abstrait d’entrepreneur et d’entreprise élaboré par Cantillon nous permet de mieux comprendre le fonctionnement de l’économie de l’Antiquité, son application à la Chine des Song (960-1279) semble moins pertinente : dans ce cas, l’image de l’entreprise comme instrument voué à la réalisation du bien public proposée par Montchrestien se révèle plus performante pour expliquer le fonctionnement de l’entreprise chinoise (Christian Lamouroux).

En considération de l’ampleur des sujets examinés et des divers domaines de recherche impliqués, le lecteur aurait désiré trouver, avec les références bibliographiques, l’index des noms des personnages et lieux cités, manque qui bien évidemment ne réduit pas la qualité de ces deux exemples parfaitement réussis de collaboration entre chercheurs de provenances disciplinaires diverses.

Antonella Alimento

Professeur d’histoire moderne

Université de Pise

Notes

[1Michel Foucault, Sécurité, territoire, population : cours au Collège de France, 1977-1978, et Naissance de la biopolitique : cours au Collège de France, 1977-1978, éd. par Michel Senellart sous la dir. de François Ewald et Alessandro Fontana, Paris, Gallimard/Le Seuil, 2004.

[2Sur l’occultation des formes du savoir économique différentes par rapport au corpus pris en considération par Foucault, voir Jean-Yves Grenier et André Orléan, Michel Foucault, l’économie politique et le libéralisme, Annales. Histoire, Sciences sociales, septembre-octobre 2007, p. 1155-1182, en particulier, p. 1162.

[3Sur l’anthropologie du don, voir aussi Alain Caillé, Anthropologie du don. Le tiers paradigme, Paris, 2000.

[4Pierre Bourdieu, Sur l’État. Cours au Collège de France (1989-1992), Patrick Champagne, Rémi Lenoir, Franck Poupeau et Marie-Christine Rivière dir., Paris, Seuil, 2012.

[5Jean-Claude Perrot, Une histoire intellectuelle de l’économie politique (XVIIe-XVIIIe siècle), Paris, Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, 1992.