Catherine Volpilhac-Auger, Un auteur en quête d’éditeurs ? Histoire éditoriale de l’œuvre de Montesquieu (1748-1964) Olga Granasztoi

Catherine Volpilhac-Auger, avec la collaboration de Gabriel Sabbagh et de Françoise Weil, Un auteur en quête d’éditeurs ? Histoire éditoriale de l’œuvre de Montesquieu (1748-1964), Lyon, ENS Éditions, 2011, 444 pages.

Lorsque l’auteur du livre, Catherine Volpilhac-Auger m’a sollicitée pour écrire sur son ouvrage dans la rubrique « Lectures critiques » du site Montesquieu, j’ai été sincèrement étonnée. Est-ce qu’un sujet aussi concret et concentré qu’est l’histoire éditoriale de l’œuvre de Montesquieu né « en marge » de la publication des Œuvres complètes de Montesquieu dans le programme d’éditions critiques de l’UMR CNRS 5037, n’aurait pas trouvé, me suis-je dit, ses spécialistes, ses vrais connaisseurs, dans l’atelier intellectuel français qui a préparé l’entreprise ?

En tant qu’historienne du livre du XVIIIe siècle, intéressée plus particulièrement par les transferts culturels de la fin de la période des Lumières, j’avoue avoir passé un certain temps à feuilleter l’ouvrage afin de chercher mes points d’attache. Depuis quelques années, je travaille dans un groupe de recherches textologiques chargé de publier l’édition critique d’auteurs hongrois au tournant des XVIIIe et XIXe siècle. Ma tâche est de rendre lisible (surtout au sens d’interpréter) une dizaine de cahiers de notes manuscrites actuellement inédite de Ferenc Kazinczy, écrivain, linguiste, homme public éminent du tournant du siècle. Ouvrir l’atelier de l’écrivain, permettre aux chercheurs la familiarité avec l’auteur, et « présenter sa démarche intellectuelle en action » – selon la formule empruntée à Catherine Volpilhac-Auger –, c’est exactement ce que nous nous sommes fixé comme objectif : voilà une des affinités parmi plusieurs autres qui expliquent que « cette rencontre » devait avoir eu lieu.

D’autre part il me semble que cette ouverture vers d’autres domaines scientifiques, d’autres ateliers, d’autres espaces géographiques, s’inscrit de manière logique dans la démarche intellectuelle de l’auteur et de ses collaborateurs : le recul, la réflexion constante sur ce que l’on fait, le rejet des critères pris pour absolus, alors qu’ils ne sont jamais que relatifs et conformes à la définition qu’en donne une époque, un contexte historique.

Cette nouvelle approche proposée sous le titre Histoire éditoriale de l’œuvre de Montesquieu est « un point de jonction entre l’histoire des idées, l’histoire des textes et l’histoire du livre », et l’ouvrage cherche à donner des réponses « si l’on peut écrire une histoire de l’édition qui soit d’abord histoire des pratiques, et au-delà une histoire de la conception même de l’œuvre et du texte ? » (p. 20). L’accent est mis sur les œuvres éditées, sur leur réception et leur interprétation. C’est au bout de l’enquête rigoureuse et minutieuse de l’histoire éditoriale de L’Esprit des lois dans la première partie du livre, et de la reconstitution de l’activité des éditeurs de plusieurs siècles et la manière dont ils comprennent et présentent Montesquieu dans la deuxième, que l’on perçoit le point majeur de l’entreprise, qui est cette réflexion constante sur sa propre démarche et la volonté de définir ce que c’est qu’une édition critique aujourd’hui.

Comment s’inscrire dans la tradition éditoriale et participer à une histoire qu’on est en train de reconstituer ? Les questions posées par le livre visent ouvertement la mentalité depuis trop longtemps figée des scientifiques : une leçon à suivre pour tous ceux que l’ancienneté fascine et rend aveugle : « ce sont les faux pas de la démarche historique, les mécanismes du conformisme intellectuel et les œillères de l’esprit critique » (p. 21) qui sont mises en lumières.

Quelles sont finalement les attentes de l’auteur vis-à-vis de lui-même et de l’édition en cours de l’œuvre de Montesquieu ? Quelles sont les conséquences tirées d’autant d’éditions que l’on peut enfin mettre en valeur ?

Elles sont d’une part des réponses données dans le contexte de l’histoire de la lecture : Catherine Volpilhac-Auger offre une démonstration parfaite de la façon – d’après Roger Chartier – dont les imprimés qui portent les textes organisent la lecture qui doit en être faite [1]. On peut suivre sur une longue durée la manière dont le support du texte qui le donne à lire, les formes sous lesquelles il atteint son lecteur, influent sur la réception de l’œuvre de Montesquieu. Dans ce cas, l’accent est mis sur les dispositifs produits par la décision des libraires puis plus tard des éditeurs visant des lecteurs ou des lectures de leur propre temps, et sur des contraintes imposées pour arriver à une compréhension correcte des textes, telle qu’il l’imaginait eux-mêmes. Ce qui est mis au centre, c’est la façon dont ils « parlent la langue de Montesquieu », expression de l’un des meilleurs d’entre eux, Édouard Laboulaye, éditeur de la fin du XIXe siècle. Catherine Volpilhac-Auger suit depuis le XVIIIe siècle jusqu’aux éditions les plus récentes leurs efforts pour comprendre Montesquieu : le choix des textes, leur présentation, les introductions, justifications, etc., mais sans jamais perdre de vue qu’elle est elle aussi, de par son travail d’éditeur ‘un nouveau maillon à la chaîne des temps » : elle se soustrait ainsi à cette vision téléologique et admirative qui marquait l’histoire de l’édition de l’œuvre de Montesquieu, à savoir que l’on doit forcément faire un pas vers une édition toujours plus complète et porter toujours un peu plus haut la gloire du philosophe.
Lorsque la tradition tient lieu d‘histoire, il faut tout d’abord étudier et mettre à jour la manière dont se constituent ces traditions : l’histoire éditoriale de l’œuvre de Montesquieu est particulièrement exposée à ce problème, conséquence du fait que les manuscrits n’ont été véritablement accessibles qu’à partir de la fin du XIXe siècle, et que toute édition dite complète ou intégrale s’appuyait sur une édition antérieure, et un texte, supposé pur, de telle ou telle œuvre. Cet état figé des sources manuscrites a contribué – peut-être plus que chez d’autres auteurs de l’époque – à fétichiser et répéter ce qui a été dit auparavant sans l’ambition de vérifier les sources – exception faite de quelques-uns des éditeurs – et sans se donner la peine d’interpréter plutôt que reproduire.

Ces jugements sévères ont pour fondement la mise en pratique d’une méthode que l’auteur exploite dans le but d’arriver à la publication optimale pour les lecteurs d’aujourd’hui des œuvres de Montesquieu : une édition critique qui interprète, c’est la reconstitution d’un processus dont il est nécessaire d’expliquer tous les détails, et d’en justifier toutes les particularités. Et comment définir l’éditeur moderne et professionnel qui satisfait ces attentes ? L’auteur ne manque pas d’en donner une description exacte : il est chargé d’assurer la cohérence de l’ensemble, de prévoir et contrôler la qualité des pièces complémentaires, de veiller à la correction matérielle de l’ouvrage et d’en parfaire la présentation pour la mettre en valeur. La première référence est le travail d’Édouard Laboulaye dont l’édition, publiée de 1875 à 1879, « construit une vision cohérente de Montesquieu et propose en plusieurs occasions des hypothèses dignes d’intérêt. » (p. 260).

Réflexions sur le rôle de l’éditeur

La structure de l’ouvrage présente deux temps de l’histoire éditoriale de l’œuvre de Montesquieu : le premier porte sur quelques années de son vivant et il est marqué par des libraires, tandis que les siècles suivants les sont par des éditeurs. L’accent est mis plus que d’habitude sur les personnes ayant œuvré à la publication des écrits du philosophe. Cette approche novatrice attire notre attention sur le facteur humain dans l’histoire de l’édition, rarement mis aussi en avant.

Selon Catherine Volpilhac-Auger, un éditeur (scientifique) n’est pas un copiste, mais un interprète qui doit toujours identifier l’intention de l’auteur. Il ne doit pas être « né philologue » (p. 379) : la compétence philologique est nécessaire, mais il a tout autant besoin d’une culture historique et d’une compréhension des textes, en disposant du plus grand nombre possible de documents. Il s’agit donc d’un travail d’interprétation scientifique et non technique, qui conduit à la publication d’un texte devenu instrument de travail. Un éditeur scientifique – au meilleur sens du terme – a une intention particulière, une nouvelle ambition pour le texte, afin d’en offrir une interprétation cohérente.

Catherine Volpilhac-Auger, qui passe en revue toute l’histoire éditoriale de l’œuvre de Montesquieu, s’arrête et pousse l’analyse sur des moments, des acteurs de l’édition où une intention particulière s’affirme, mais en même temps elle fait le compte rendu de toute la masse de publication afin d’observer, de repérer les habitudes des éditeurs et les attentes supposées du public.

Pourquoi lire et pourquoi éditer Montesquieu ? Donner une image du philosophe mais quelle image ? Mettre l’accent sur sa personne et/ou sur son œuvre ? Ce sont les questions qui se cachent derrière ce renouveau de publication des œuvres de Montesquieu de la deuxième moitié du XVIIIe siècle jusqu’à nos jours et auxquelles les éditeurs ont fournis des réponses différentes ainsi détectées. L’auteur observe le contexte historique de ces interrogations à partir de la Révolution jusqu’à la Guerre froide, et considère la réussite de telle ou telle édition selon qu’elle offre ou non de nouvelles raisons de s’intéresser à Montesquieu.

Archéologie de la publication de L’Esprit des lois (1748-1758)

La première partie du livre rédigée par trois auteurs (Catherine Volpilhac-Auger, Gabriel Sabbagh et Françoise Weil) repose sur des recherches effectuées pour la préparation de l’édition critique de L’Esprit des lois, dont l’histoire éditoriale était exceptionnelle, et qui s’appuyait – selon l’expression des auteurs – sur une documentation tout aussi hors du commun. L’explication en est que du vivant de Montesquieu, son ouvrage n’a pas fait l’objet de publications soigneuses. Contrairement à ses contemporains, il n’a pas suivi de près le travail des imprimeurs-libraires, il n’a jamais relu les épreuves de ses ouvrages, ce qui a contribué largement à ce que les premières éditions de L’Esprit des Lois soient remplies de fautes. Un nettoyage du texte a commencé dès après la première édition sous forme d’errata en grand nombre, qui apparaissent plus révélateurs du point de vue de la chronologie complète et précise des premières éditions qu’on ne le pensait jusqu’ici. Afin d’arriver à cette base sûre bibliographique après un siècle d’approximations indéfiniment répétées, les auteurs ont poursuivi une méthode on ne peut plus systématique : outre la collecte de documents divers, ils ont examiné et confronté un nombre élevé d’exemplaires de toutes les premières éditions et de leur errata. Le résultat en est plus que convaincant. Mais bien que le côté le plus technique et le plus spécifique de ce travail philologique soit développé en annexe, la présentation de ces quelques années de l’histoire éditoriale de L’Esprit des lois reste d’une lecture difficile. Cette étude à l’échelle quasi microscopique risque de perdre le lecteur dans le labyrinthe du monde de l’édition de l’époque, présenté en parallèle avec les modifications du texte. Cette première partie du livre est surchargée d’informations, ce qui aurait pu être allégé par plus de résumés, de conclusions intérieures. Le développement du sujet me semble parfois trop compliqué, à moins qu’il ne reflète les difficultés exceptionnelles auxquelles il faut faire face si l’on travaille avec les différentes éditions de cet ouvrage qui – tout au plus – est restée inachevée : même l’édition parisienne de Huart et Moreau de 1750, considérée par Montesquieu comme « la plus exacte », ne l’est que de manière relative, et l’édition la plus satisfaisante publiée en 1757-1758 a légué elle aussi à la postérité un certain nombre d’erreurs.

Lorsqu’il s’agit d’une histoire, que ce soit l’histoire éditoriale d’un texte, ou de toute une œuvre, il y a forcément à part les textes des personnages qui y sont impliqués : dans cette première partie les trois protagonistes sont François Gébelin, qui en 1924 a proposé une histoire de l’édition de L’Esprit des lois totalement fausse, mais très influente, Mme de Tencin, que la critique, grâce à la tradition fondée par Gébelin, a créditée de la gloire de deux éditions et en a fait l’égérie de L’Esprit des lois, puis Jacob Vernet, considéré par la tradition bibliographique comme collaborateur de Montesquieu, ou au pire coauteur de L’Esprit des lois, dont le rôle d’après l’enquête minutieuse du livre était au contraire absolument négatif, même désastreux par rapport à l’édition de Genève de 1748 à laquelle il a contribué.

Suite de l’histoire éditoriale

Le fil conducteur, qui suit le rôle de ceux qui ont le plus marqué cette histoire telle qu’elle a été considérée jusqu’ici, court tout au long de l’ouvrage et facilite largement sa digestion. La deuxième partie qui traite d’une longue période (1750-1879) et les éditions de toute l’œuvre (posthume) de Montesquieu s’organise autour des personnages dont la personnalité – selon la formule de l’auteur – comptait davantage pour leur édition que les listes de corrections et la volonté de Montesquieu.

Premièrement c’est le rôle du fils de Montesquieu qui est à réinterpréter : d’une part en tant qu’éditeur de l’ombre qui a contribué à l’établissement du texte de L’Esprit des lois de 1758. C’est lui, en tant qu’héritier des manuscrits, qui était le mieux placé et qui avait qualité pour préparer la version finale de l’ouvrage, et non François Richer. D’autre part il est devenu une figure négative aux yeux du public, en raison du fait qu’il n’a donné à personne la permission de travailler sur les manuscrits de son père. Ce silence a été toutefois rompu par la publication anonyme des Lettres familières en 1767 dont l’écho au sein du public attire l’attention sur deux phénomènes intéressants : premièrement, elle montre à quel point le public était curieux du philosophe et de l’œuvre inédite, et elle révèle ce besoin de renouveler toujours l’offre éditoriale ; désormais les lettres feront partie intégrante de la plupart des éditions des Œuvres. Deuxièmement, la réaction du public au rôle de Jean-Baptiste de Secondat, mis en accusation à cause de l’héritage tenu sous séquestre, a contribué à faire de l’œuvre de Montesquieu le patrimoine des Français.

Le bilan des éditions nouvelles du vivant de Jean-Baptiste de Secondat (mort en 1795) est maigre, et longtemps encore la situation ne change pas, au sens où peu d’éditions notables voient le jour. Á partir de la Révolution l’influence de Montesquieu recule, les éditeurs sont poussés à renouvelé son image et aller au-delà des mêmes textes et thèmes répétés indéfiniment, malgré les difficultés que pose la situation des manuscrits qui restent encore longtemps inaccessibles. Catherine Volpilhac-Auger démontre à travers l’exemple des éditions des Œuvres par Plassan (1796-1798) par quelles voies les éditeurs jusqu’à la fin du XIXe siècle cherchent à reconstruire l’image de Montesquieu, sans se préoccuper de la qualité des textes édités. Après Plassan, une longue période est marquée par la multiplication d’éditions à des fins commerciales qui s’appuient sur des éditions antérieures et font peu de cas de la version originelle de telle ou telle œuvre. D’autre part, aucune œuvre nouvelle ne revient à la lumière, ce qui explique cette nouvelle pratique qui voit le jour au début du XIXe siècle pour amplifier Montesquieu : l’inclusion de textes d’autres auteurs dans les Œuvres complètes de Montesquieu, devenant ainsi pendant un certain temps des textes d’accompagnement canoniques. Ils ont comme rôle de faciliter l’accès à une œuvre considérée comme trop complexe pour les lecteurs, mais aussi d’attirer leur attention en accumulant de noms illustres, comme si le texte de Montesquieu ne pouvait se suffire à lui-même.

Cette deuxième période de l’histoire éditoriale de l’œuvre de Montesquieu se termine par l’édition d’Édouard Laboulaye (1875-1879) considérée par Catherine Volpilhac-Auger comme celle qui mérite d’être étudiée pour elle-même.

La troisième période présentée dans la troisième partie du livre se distingue par l’événement attendu depuis plus d’un siècle : l’ouverture des précieuses archives en 1889, pour le bicentenaire de la naissance de Montesquieu, qui fonde une ère nouvelle pour les éditions ultérieures et l’intérêt porté à Montesquieu.

Dans cette nouvelle série d’éditions, trois publications sont mises en examen.
En 1889, la Société des bibliophiles de Guyenne est chargée de la publication des manuscrits. L’auteur analyse de volume en volume cette édition impressionnante qui voit le jour entre 1891 et 1914. La collection publiée à Bordeaux a marqué la réception de Montesquieu jusqu’aux années 1950. Outre les qualités de certains volumes qui montrent un aspect jusque-là inédit de la pensée de Montesquieu comme celui des Voyages ou des Mélanges, et une travail d’édition de très bon niveau, exact et rigoureux, l’auteur ne manque pas de mettre à sa juste place la responsabilité de chacun des collaborateurs, comme celui de Raymond Céleste, de Barckhausen ou de Gébelin, et de reconsidérer les forces et les faiblesses de leur travail.

Plus on s’approche au temps présent, plus la question de l’intérêt d’une nouvelle édition dite complète de Montesquieu se pose : avant la Seconde guerre mondiale, lorsque Gallimard dans sa collection de prestige, la Bibliothèque de la Pléiade, décide de publier Montesquieu sous la rédaction de Roger Caillois, il s’agit, selon Catherine Volpilhac-Auger, d’une volonté de tirer le meilleur parti d’une conjoncture intéressante : l’édition des Bibliophiles de Guyenne n’a pas eu de tel retentissement qu’on ne puisse penser à faire découvrir ou redécouvrir au public Montesquieu, surtout en mettant l’accent sur sa personne plus que sur sa pensée. La méthode de Caillois convient cependant plus à une édition commerciale que scientifique au sens où il fait une « collection de texte rassemblés ici pour la première fois » ce qui veut dire qu’il a fait la reprise pure et simple, en 1949 et 1951, des textes publiés entre 1890 et 1901 par les Bibliophiles de Guyenne.

Selon l’auteur les atouts de cette édition ne sont ni d’ordre philologique ni critique mais surtout commercial : la puissance de l’appareil de diffusion de la puissante maison d’édition et la réputation de la collection ont fait que Montesquieu figure toujours au catalogue des éditions Gallimard.

Comment se différencier de cette édition de référence, c’est la question depuis la Pléiade, dont la première réponse a été donnée par André Masson aux éditions Nagel (1950-1955) : revendiquer la nouveauté en se définissant comme la première édition intégrale présentant les garanties de l’érudition, contrairement à la Pléiade plutôt vulgarisatrice de Montesquieu. Cette ambition de complétude, ce défi du sérieux de la science sont plus critiqués par l’auteur que tout autre : ce n’est pas le nombre de manuscrits qui définit la complétude depuis qu’ils sont accessibles. Ce qui importe c’est la cohérence de la démarche de l’éditeur, qui doit pouvoir dominer le corpus, c’est-à-dire identifier et définir le statut des textes publiés.

Selon l’auteur, l’édition de Masson chez Nagel ne répond pas aux promesses, surtout du point de vue philologique. L’édition réduite à trois tomes est incapable de présenter les variantes, l’histoire des textes, etc. Sa conception du respect absolu du texte de Montesquieu correspond à un idéal de conservation, qui ne procède nullement d’une théorie du texte ou de l’œuvre. La vraie nouveauté réside dans la publication amplifiée de la correspondance, la manière dont les Pensées et le Spicilège sont présentés (le texte rendu parfaitement lisible reflétant toutefois son caractère discontinu), et les Geographica II, seul recueil complet d’extraits.

La dernière édition présentée, celle du Seuil publiée en 1964, reçoit le même genre de critiques que les autres, à savoir qu’elle a manqué tous ses objectifs : publier l’intégralité de l’œuvre en un seul tome, afin de mettre à la disposition d’un public scolaire et étudiant une œuvre qui ne doit plus être enfermée dans les bibliothèques ou réservée aux érudits, relève d’une vulgarisation intelligente qui bénéficie des ultimes progrès de la philologie et de l’histoire littéraire. Or selon l’auteur il ne s’agit que de la reproduction sans vergogne du travail d’autrui, tout en introduisant des erreurs là où il suffisait de recopier. Approximations, inexactitudes voire erreurs grossières, telle est la critique la plus sévère qui touche aussi bien l’éditeur que le préfacier, Georges Vedel.

L’ouvrage de Catherine Volpilhac-Auger donne une leçon exceptionnelle de la manière dont le retour aux sources et l’analyse approfondie des traditions éditoriales de l’œuvre d’un auteur estimé parmi les plus importants des Lumières françaises peuvent conduire à réinstaller des bases sûres pour le travail scientifique tout en incitant à ne jamais oublier l’autoréflexion métaphilologique.

Olga Granasztoi

Budapest

Notes

[1Roger Chartier, « Textes, imprimés, lectures », dans Pour une sociologie de la lecture. Lectures et lecteurs dans la France contemporaine, Martine Poulain et Joelle Bahloul dir., Paris, Éditions du Cercle de la Librairie, 1998, p. 12.